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LE PRÉSENT.

ne serait-ce que pour se laisser oublier après quelque affaire de cœur ? Mais de quel droit ouvrirai-je l’in-folio de tes secrets, au risque de causer du dommage à tant de vaudevillistes bien nés qui sont tes amis, et qui n’attendent que tes confidences pour les livrer à Grassot. Je resonge à toi seulement et à ta vie… Arsène, je tremble en pensant que tu dois être ruiné… Accours donc, accours me conter ou tes chagrins ou tes folies.

« Ah ! mon ami, sais-tu bien toi-même tout le prix de cette existence téméraire et profondément inutile que tu mènes ? Pour moi, je suis menacé d’être utile jusqu’à la mort, car je fais valoir mes terres, et je nourris des hommes qui savent conduire une charrue. Hélas ! hélas ! ma jeunesse à son couchant prend des teintes d’ocre, et mon crépuscule sera bien gris. Ce qui me désespère le plus, c’est de ne pouvoir toujours réprimer les lâches écarts de ma vieille gaieté, lorsque je cause avec mes souvenirs. Mais dès que ces grands vagabonds-là s’en sont allés, le spleen revient par derrière et le traître m’assassine ! Ami, qui me rendra mes bons jours d’autrefois ! J’aimais à rêver alors, j’aimais aussi à attendre, car toute la vie de l’artiste se résume en ce dernier mot. Vivre sans rien espérer, à quoi bon ? Ma sœur, qui assiste à mon découragement, ne manque jamais de m’assurer que vivre pour vivre c’est déjà fort beau. Or elle a toujours été considérée par mon oncle comme la tête saine de la race.

« Ainsi, passer vingt ans, quarante peut-être, à recueillir ses revenus, et à se garder bien de les dépenser jusqu’au bout, cela s’appelle accomplir une destinée d’homme. Je frémis de penser qu’il y a des gens qui se prennent au sérieux, parce qu’ils apportent un front d’airain dans l’exercice de l’une de ces professions qui passent pour utiles et parce qu’ils sont avocats ou jardiniers. Voilà qui est inouï, sans doute, et je ne sais plus que dire de la chose sociale. Cela me semble un vaste champ de foire, où les maquignons, tous d’accord pour se tromper les uns les autres, ne se vendraient que des chevaux de bois, en se jurant à l’envi que ce sont de véritables chevaux de chair et d’os. Mon oncle, ma foi, m’avait légué la plus commode de toutes ces montures de convention, taillées en pleine sottise humaine, et il m’en prend bien mal à présent toutes les fois que j’en veux descendre, car je n’appartiens plus alors qu’à de sots rêves. Il en est un surtout qui m’obsède et me fait toutes les nuits douter de ma raison.