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LE PRÉSENT.

de sa mère, qu’elle avait perdue tout enfant encore. N’oublions pas, parmi les affections de Marguerite, l’Empereur et la France.

Le père Grandpré, un de ces volontaires que l’appel de 92 avait fait courir en sabots à la frontière, vieux patriote de l’armée d’Italie sous le jeune Bonaparte, en gardant à l’avénement de l’empire sa croyance ancienne passée dans son sang, n’avait point cessé d’aimer le grand homme, qui était pour lui la révolution et la tête de génie du peuple armé. Son fils et sa fille avaient été bercés par lui dans la légende merveilleuse et terrible de la République, de l’Empereur et de la France civilisatrice et conquérante. Aussi l’amour du pays était devenu pour Marguerite une seconde religion, et du jour où l’étranger avait mis le pied sur le sol français, avait fait jaillir de ce cœur aimant et naïf les premières, peut-être les seules étincelles de haine qu’il renfermât. L’héroïne de Vaucouleurs dut éprouver ces saints tressaillements à l’approche de l’Anglais allié du Bourguignon.

Quant à Pierre Jarry, Marguerite l’estimait, comme nous l’avons dit, mais jamais cette estime, cette affection calme n’était descendue dans ces régions profondes du cœur où l’amour naît comme la perle au fond des mers. La simplicité des sentiments et des sensations qu’excite la vie des champs, la pureté d’impressions qui semble, à la campagne, descendre du ciel avec la rosée sur les natures d’élite, le calme et la tranquillité qui passent de la grande âme de la nature dans l’âme de ses enfants les plus chers, le vaste repos qui croit aux plus intimes profondeurs des bois avec la mousse touffue au pied des arbres antiques, toute cette paix, toute cette sérénité avait jusqu’alors comme bercé dans un long sommeil le cœur de Marguerite. Sa jeunesse avait été jusque-là aussi chaste, aussi paisible que l’eau d’un beau lac qui réfléchit pendant le jour les feuilles vertes de ses bords, où s’allume et dort pendant la nuit la lueur discrète des étoiles, mais où la barque la plus légère n’a jamais laissé son sillon. Jamais peine ou plaisir n’avaient séjourné en elle et laissé leur trace dans sa vie. Jamais, jusqu’au jour où commence cette histoire, elle n’avait jeté en elle-même ce regard inquiet et troublé qu’appelle le choc de deux passions. Elle avait toujours vécu d’une vie simple et calme comme le ruisseau silencieux où elle blanchissait de ses petites mains la pauvre garde-robe de son père. Aujourd’hui, peur la première fois, elle avait vu deux sentiments se heurter dans ce champ pacifique de son âme. En conduisant le jeune officier dans la baraque de l’Étang, elle avait mis face à face son patriotisme et sa pitié, et il lui était resté de ce combat une pénible impression. Aussi cheminait-elle tristement et la tête basse aux côtés de son père en rentrant au village.

Cette rentrée fut morne et silencieuse. Ces femmes, ces enfants poussant devant eux quelques maigres bestiaux sur la neige durcie et devant des décombres noircis par la fumée, étaient, par cette froide matinée des premiers jours de février, un triste spectacle. Deux vieillards portaient, tête nue, le corps de Guil-