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L’ANNÉE DES COSAQUES.
PREMIÈRE PARTIE. — LA CHAMPAGNE.
III. — LE VILLAGE INCENDIÉ.

Pierre Jarry était le fils d’un riche laboureur de Samt-Just. Ses deux aînés étaient restés l’un en Prusse, l’autre en Espagne, après avoir tous deux gagné l’épaulette. Moins effrayé par leur mort qu’ébloui par leur fortune militaire, il avait pris du service dans un régiment de cavalerie, mais ses rêves ambitieux n avaient guère duré. Il avait reçu à Essling, d’un hussard hongrois, un coup de sabre qui lui avait tranché net deux doigts de la main droite ; son sabre à lui était tombé tout sanglant, et jamais plus il n’avait pu le reprendre. Les jeunes filles qui le virent rentrer au pays natal avec son schako ombragé d’une flamme rouge, ne lui ménagèrent point les œillades sur son passage, ce fut peine inutile. Pierre donna tout son cœur à Marguerite, et dans ses songes maintenant, au lieu de se voir à la tète d’un escadron, sabre en main et lançant à pleine voix des paroles de commandement, il se voyait conduisant à l’église du village la belle enfant toute rougissante, avec la fleur d’oranger sur sa blanche robe de fiancée. Le père Grandpré, pauvre comme il l’était, fut tout fier et tout heureux de cet amour qui assurait l’avenir de sa fille ; le père Jarry jeta d’abord les hauts cris de ce qu’il regardait comme une mésalliance, mais il fut obligé de céder à l’inflexible volonté de son fils, et le village tout entier apprit, non sans étonnement, que Marguerite Grandpré était la fiancée de Pierre Jarry, et devait l’épouser à la moisson prochaine. On pense si cette élévation subite fit jaser ; les riches partis du village ne pardonnaient point à Marguerite de fixer le choix de Pierre, sans autre dot que son joli visage ; les plus pauvres nourrissaient un dépit bien plus amer encore contre une des leurs qui allait s’élever au-dessus d’elles.

La pauvre Marguerite, dans son innocence, ne se doutait guère de cet orage amoncelé sur sa tête ; les regards hostiles l’étonnaient, les mots aigres-doux lui faisaient mal, sans qu’elle comprît de quelle source d’envie ils partaient, et elle concentrait de plus en plus ses affections sur son père, son frère, et le souvenir