Au commencement du siècle, la philosophie française était tombée dans un discrédit profond. Après avoir dominé les esprits pendant une grande partie de l’âge précédent, avoir été la souveraine incontestée de l’opinion et dicté ses arrêts par la bouche de Voltaire, son premier ministre, elle avait vu peu à peu l’attention publique se retirer d’elle et la laisser, reine dépossédée, dans un oubli complet. Elle méritait cette indifférence par l’abus qu’elle avait fait de son empire et le scandale des folles aventures qu’elle avait étourdiment courues. Du sensualisme discret de Locke, dont l’esprit du patriarche de Ferney popularisait les opinions, elle avait glissé dans le matérialisme abject des encyclopédistes et d’Helvétius. Les audaces spéculatives de cette école avaient fort compromis son autorité ; elle fut perdue quand des fanatiques l’eurent trainée sur la place publique et dans la révolution. Chaumette, Anacharsis Clootz, Hébert se chargèrent en logiciens intrépides de la pousser à ses dernières conséquences ; c’était de la boue et du sang, on recula d’horreur. Une école plus sage la recueillit alors, l’enleva à l’action et la renferma de nouveau dans l’abstraction et la théorie. C’étaient Garat, Daunou, Destutt de Tracy et toute la descendance de Condillac. Avec eux, elle fit pénitence de l’éclat malheureuxqu’elle avait jeté, elle s’assagit, elle fut mise de nouveau au sec et amer régime des formules, des quintessences métaphysiques, on la cloîtra dans la grammaire et dans le dictionnaire. Elle fut réduite à remuer des mots et combiner des définitions. C’était une sorte de scolastique nouvelle qui naissait. Bornant d’ailleurs toutes ses recherches au cercle étroit de la sensation, enfermant tout l’homme dans ces liens de chair et de sang qui lui pèsent et dont invinciblement il tend à s’affranchir, elle n’offrait plus ni attrait, ni instruction
