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Page:Le Présent - Tome deuxième, 1857.djvu/134

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LE PRÉSENT.

L’hiver il avait des jours heureux. Le vendredi, sept ou huit artistes se réunissaient à table ; chacun payait son écot. Un convive apportait parfois dans ses poches un homard ou bien un pâté. MM. Gérôme et Barye étaient, je crois, deux des convives. Il avait pour le talent et le caractère du premier une estime profonde ; il aimait beaucoup le second. Ces soirs-là, il revenait plus gai dans le petit café où il avait plante sa tente. On lui a reproché ces habitudes. Après ce que j’ai dit, on le comprendra mieux. Logement triste et froid dans lequel il n’osait demeurer seul en face de son ennui et de ses grands chagrins ! Cette malheureuse notoriété, qui l’empêchait d’aller dans les tables d’hôte ! Il allait au café. Tout le monde a le droit d’y aller, et surtout tout le monde y va. Mais si parfois il essayait de consoler ses peines, s’il prenait dans sa soucoupe un peu d’oubli, qui donc avait le droit de lui en vouloir ? Existence perdue, homme à la mer !

Si j’avais le temps, je pourrais dire encore quelques petites choses, éclairer avec quelques souvenirs le caractère de cet homme ; je tenais à écrire, aujourd’hui, qu’il était aimé de tous ceux qui l’ont vu d’assez près. Ces louis qu’il tirait à grand’peine du fond de son encrier, il les mettait avec bonheur dans la main de ses jeunes et de ses vieux amis. Il n’usait pour personne de ses relations et de son influence ; il n’en usait pas pour lui-même !

Faut-il terminer par une histoire qui lui faisait honneur ?

Il aimait à raconter le duel qu’il avait eu jadis ; c’était je ne sais trop pourquoi : peut-être s’agissait-il de madame Sand. Son adversaire était M. Capo de Feuillide ; les témoins, si je me souviens bien, M. Buloz d’abord et un docteur de ses amis, qui s’est fixé dans ces derniers temps aux environs de Paris. On se battait au pistolet. Je n’ai jamais eu l’honneur de voir M. Capo de Feuillide, je ne sais s’il est gros et grand ; mais je sais bien que Planche était visible à l’œil nu et qu’il offrait une circonférence respectable, de celles que les balles ne savent pas respecter. Là pourtant n’était point pour le grand critique le vrai danger. Un paysan rôdait sur les limites du terrain choisi par les témoins et accepté par les adversaires. À côté une vache à la rôbe rousse paissait tranquillement. Gustave Pianche aperçoit les deux importuns, son cœur s’émeut ; il réfléchit, et appelant le villageois :

— Mon brave, lui dit-il, combien vaut votre vache ?

— Est-ce que vous voudriez l’acheter ?

— Je ne suis pas assez riche pour me passer cette fantaisie. Mais voulez-vous suivre mon conseil ?

— Lequel ?

— Il va se passer des choses délicates. Votre vache pourrait bien être tuée, et ce serait dommage.

En même temps il flattait la bête, tandis que les témoins marquaient les pas.

— Emmenez-la ; c’est plus sûr.