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LE SPHYNX.

coutait pas, elle entendait seulement à côté d’elle une sorte de gloussement qui lui faisait du bien, car elle craignait avant tout de demeurer seule.

M. Rougé poursuivait donc. Chaque matin aussi, un poulet apporté par son tigre arrivait au château : Anna avait parcouru la première de ces missives, mais elle l’avait oubliée ; les seize autres, encore cachetées, traînaient sur sa chiffonnière, où le marquis les regardait de temps en temps d’un œil creux. Cependant, il n’en était encore qu’à la vingt-deuxième lettre du recueil où il puisait toute sa galante politique, et, le livre en contenant soixante-dix, il ne désespérait pas. Un matin même, le traître avait sauté du numéro dix-huit au numéro vingt-deux, et aussitôt après avoir copié cette vingt-deuxième épître, il était accouru au petit Château en se frottant les mains, car il ne se sentait pas d’aise de penser qu’il avait gagné quatre jours. Mais, hélas ! le numéro vingt-deux ne rencontra pas un sort plus favorable que ses dix-sept prédécesseurs. Ce jour-là, cependant, Anna se laissa baiser la main.

Elle était plus calme, ou du moins on voyait qu’elle avait résolu d’être plus forte et d’apporter tout son courage à comprimer la tempête qui grondait encore en elle. Madame Eléonore le vit, et lui raconta tout aussitôt la belle équipée d’Arsène, c’est-à-dire son entrée dans la Maison-Grise par la porte du bourg ; elle venait d’en être témoin. Mais ce récit, destiné à irriter Anna, la rassura plutôt : elle connaissait si profondément le bel Onfray, qu’elle ne vit pas, dans ce grand coup de son audace, une preuve de plus de son amour pour Julie Moreau, et qu’elle fut ravie, au contraire, d’apprendre pour combien la vanité entrait dans ce qu’elle nommait toujours sa folie. À compter de ce jour, on la vit moins distraite, mais plus renfermée peut-être. Elle reprit ses occupations ordinaires, à la grande louange de la mairesse, qui affirmait que la routine est toujours le meilleur remède contre le chagrin, et il arriva, un bel après-midi, qu’elle prêta enfin quelque attention au désespoir de M. Rougé.

— Vous m’aimez ? cela vous est venu bien vite, lui dit-elle d’une voix singulièrement pensive ; — je suis pourtant bien laide, à présent.

— Vous êtes belle tout à l’heure, s’écria le marquis. Depuis vingt-deux jours (le fourbe !) je ne vous parle pas d’autre chose, et si vous vouliez être bonne tout de suite.