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CHRONIQUE.

longs cheveux blonds, ses grands yeux vagues, son fin sourire, séduit le cœur de bien des femmes.

— Mon cher ami, reprit madame Dorval, voici une feuille blanche, un titre, le nom de l’auteur. Ici une plume, de l’encre et du papier. Asseyez-vous une demiheure, et barbouillez de noir le papier vierge. Jamais vous n’aurez fait une plus belle journée, nous vous payons mille francs les cinquante lignes.

Planche prit la feuille de papier, regarda tour à tour le titre et l’actrice ; le papier ne paraissait guère lui aller.

— Que voulez-vous dire ? fit-il en jetant la feuille sur la table avec un mouvement de colère. Écrire sur ce livre, et quoi donc, je vous prie ?

— Ce que vous voudrez : on ne vous demande pas des éloges. — Ce que vous voudrez, entendez-vous ? Blâmez, critiquez, déchirez, mordez, si cela vous convient ; on vous paye aujourd’hui mille francs la page pour dire votre pensée tout entière.

— Et c’est vous qui me faites une pareille offre ! cria Planche en déchirant la feuille blanche qu’il jeta au feu ; ses lèvres tremblaient de colère ; et il avait des larmes dans les yeux, si bien que madame Dorval lui prit les mains et lui demanda pardon d’une voix tremblante.

— Je ne croyais pas vous blesser, reprit-elle timidement. On vous laisse votre liberté, vous pouvez tailler votre plume à votre fantaisie et parler franc. M. X…, lui, a de suite accepté, et à lui on n’a pas laissé toute liberté. Pour le même prix il dira du bien…

Tous ceux qui ont fait un peu de littérature et fréquenté quelques hommes de lettres savent ces faits comme moi. Le nom du gentilhomme généreux leur est connu. L’X perfide n’est pas pour eux un mystère. Le public l’ignore sans doute. Je n’ai pas voulu lever ces voiles si transparents, mais donner le récit des faits tel que Planche nous l’a fait souvent. Et ces jours-là, il en disait bien d’autres. Ce pauvre X était singulièrement maltraité. Planche croyait bien sincèrement aux choses dont il parlait ; mais j’aime à croire, je dis plus, je pense qu’il se trompait, pour l’honneur de l’homme accusé.

Puisque je suis sur le chapitre du grand critique, encore quelques anecdotes, et tout est dit. Je puis bien me laisser aller à causer de lui. Ce sont peut-être les derniers mots d’amitié qu’on dira sur cet homme. Qui m’en voudra de m’arrêter une heure encore devant sa tombe ? Je commence par les petites histoires qu’il racontait à tout le monde pour finir par celles qu’il ne confiait qu’à quelques-uns.

Un jour il se rend chez Balzac, rue Richelieu. On n’arrivait au grand romancier qu’à force de ruse et d’intrigue. Il fallait —, pour atteindre seulement l’escalier, déployer toute l’habileté de Philippe, et encore le mulet d’or n’aurait-il pas pù peut-être passer — à l’époque de cette histoire, du moins — je ne sais s’il était toujours aussi inabordable. Le critique et le romancier étaient fort bien ensemble.