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Page:Le Présent - Tome deuxième, 1857.djvu/281

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ROMÉO II.

— Je ne doute nullement de votre amour pour une ombre gracieuse ; je le crois très-sincère et très-capable de vous rendre malheureux, et, je le répète, je vous offre le moyen de mettre un terme à vos souffrances. Ayez foi en moi, et je vous ferai voir Juliette.

— Mais cela est impossible, reprit Mathieu avec animation.

— Calmez-vous, jeune homme : je vous demande de faire acte de foi, et vous répondez à mon offre par un violent accès de doute. Nous ne pourrons jamais nous entendre. Soyez plus calme, et écoutez bien ce que je vais vous dire.

Mathieu se prit à sourire ; il donna l’assurance au docteur qu’il était prêt à l’écouter avec une attention poussée jusqu’au recueillement.

— Oui, vous verrez Juliette cette nuit, à cette place, si vous acceptez l’épreuve à laquelle je vais vous soumettre.

— Pour voir Juliette, j’oserai tenter tout ce que vous ordonnerez.

— Vous la verrez, dit le docteur, sans qu’il soit nécessaire de vous embarquer dans une expédition périlleuse. Vous viendrez cette nuit ici, à deux heures du matin. Tout d’abord, je dois vous prévenir du spectacle étrange qui se présentera à vos yeux. Une bibliothèque, c’est le cimetière des intelligences. Les cendres de tous les auteurs qui ont écrit les volumes placés sur ces rayons, sont dispersées on ne sait où ; mais leur esprit est resté là. Il voltige la nuit comme des feux follets sur la couverture de leurs œuvres, et prend la forme des personnages qu’ils ont rêvés. Allez devant les œuvres de Cervantes, et vous verrez don Quichotte et Sancho Pansa ; allez devant les œuvres de Bernardin de Saint-Pierre, vous verrez la belle et tendre Virginie ; enfin, passez devant Shakspeare, et vous verrez Juliette.

Ce nom fit tressaillir Mathieu. Transporté, hors de lui, il supplia le docteur de continuer.

— Oui, reprit le docteur, ceux auxquels Dieu a donné le génie ont le pouvoir de créer des êtres qui naissent au milieu des extases de leur esprit. Les brutes qui n’ont pas d’esprit s’adressent à leurs femmes pour arriver au même résultat. Les brutes et leurs enfants vivent peu, et rentrent dans le néant sans laisser la moindre trace sur la terre. C’est ainsi que le moyen âge et les temps qui nous ont précédés ont été probablement émaillés d’honnêtes et obscurs épiciers qui se sont appelés M. Durand ou M. Ledoux. Ils ont existé, c’est vrai. Que reste-t-il d’eux ? Rien, absolument rien. Mais les enfants créés par les