Aller au contenu

Page:Le Présent - Tome deuxième, 1857.djvu/282

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
270
LE PRÉSENT.

hommes de génie sont immortels. Juliette que vous aimez, et que vous verrez, vivra toujours. Il en sera de même de Virginie, d’Esméralda, d’Armide, et de tant d’autres. Leur origine explique leur immortalité. On dit, en parlant des anciens poètes, qu’ils ont chanté ; on devrait dire qu’ils ont créé. Ils flanquaient le personnage réel d’un personnage sorti tout entier de leur esprit, c’est l’un portant l’autre qu’ils sont parvenus jusqu’à nous. Que serait Numa Pompilius, que les Romains ont touché, sans Égérie que les Romains n’ont jamais vue ?

Au milieu du silence de la nuit, alors que les portes de cette bibliothèque sont fermées et que les gens studieux sont partis, tous les personnages contenus dans les pages des livres s’échappent en flammes ; ils courent en zigzag sur les couvertures, ils errent dans ces vastes salles comme les âmes dans le purgatoire. Pour arriver cette nuit jusqu’à Juliette, vous passerez à travers les rangs de cette cohorte. Il vous faudra marcher d’un pas ferme et assuré ; si vous aviez peur, si vous hésitiez, tout fuirait à votre approche, et Juliette, sourde à vos prières, se réfugierait au fond des pages de ce livre que vous avez Ju et feuilleté si souvent, et ou vous avez puisé ce bizarre et violent amour qui vous rend si malheureux. Je vais vous donner un talisman avec lequel vous pourrez pénétrer ici cette nuit, sans qu’aucun obstacle ni qu’aucun gardien puisse arrêter vos pas, ni vous troubler dans ce que j’appellerai votre pèlerinage vers l’idéal. Vous pourrez tout à votre aise contempler la silhouette charmante qui vous fait rêver tout éveillé, et qui a porté le trouble dans votre esprit à ce point de vous rendre insensible à la beauté de la jeune cousine qu’on vous destinait pour femme. Vous êtes passé devant elle sans daigner même la regarder ; vous l’avez fuie, pour revenir tout entier au culte étrange d’une image inconnue !

— Ne me parlez pas de ma cousine, monsieur, reprit Mathieu. J’aime Juliette, je n’aimerai jamais qu’elle. Je crois à votre puissance et à vos promesses. Donnez-moi le talisman dont vous m’avez parlé, afin que, cette nuit, je puisse venir me prosterner à ses pieds, et trouver pendant quelques instants une trêve à mes souffrances. Je crois fermement, je le répète, à tout ce que vous m’avez dit, et je jure de faire scrupuleusement ce que vous m’avez prescrit ; mais songez que, si vous m’avez trompé, j’en tirerai vengeance et que, malgré vos cheveux blancs, je vous demanderai raison d’avoir abusé de ma crédulité et de vous être fait un jouet de mon amour.