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Page:Le Présent - Tome deuxième, 1857.djvu/289

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ROMÉO II.

terre promise que les poëtes et les artistes ont besoin d’avoir devant eux, et à laquelle ils ne touchent pas plus que Moïse. Qui sait, lorsque ce voile qui couvre mon visage va tomber, si tu m’aimeras encore, et si la somme des charmes que je possède pourra suffire à tes grands enthousiasmes ?

— Oh ! fais-le tomber, ce voile ! ne prolonge pas plus longtemps mon impatience et mon anxiété ! au nom de tout ce que j’ai déjà souffert, ne refuse pas à mes yeux le ravissement qui les attend !

— Tes yeux doivent se résigner à attendre encore un peu, et si je leur inflige cette rigueur, c’est afin de les punir de leur aveuglement. Tu es, j’en conviens, la victime d’un trop violent amour pour l’idéal ; je veux te guérir de ce travers, et te prouver que la plupart de ces perfections qu’en poésie et que dans les arts, les académies ont à dessein placées dans les nuages, ne sont méconnues dans les rues où elles passent, que parce que des esprits faux ont prétendu dogmatiquement qu’elles n’y pouvaient passer. L’idéal n’est qu’un mirage. En vain des règles sévères prétendent qu’elles seules peuvent le faire comprendre et le définir. Les artistes et les poëtes ajoutent trop foi à cette imposture, qui a quelquefois consolé, mais le plus souvent découragé ces pauvres êtres mal organisés, traînant péniblement sur la terre une sorte de nostalgie de la patrie céleste, qu’ils rendent responsable de leur impuissance. Mon langage doit te surprendre : tu croyais, j’en suis sûre, que, pendant un tête-à-tête avec moi, tu pourrais me couvrir de caresses et de baisers, et te consoler ainsi de tes longues continences. Hélas ! je ne suis pas la femme avec laquelle on peut agir ainsi ; tu me sauras gré plus tard de t’avoir refusé l’extase et de t’avoir, ce qui valait mieux, fait présent d’une guérison radicale. En amour, l’idéal pour tout le monde, c’est la femme qu’on aime. Pourquoi es-tu venu gratuitement te soustraire au bénéfice de cet avantage ? Je vais te le dire. C’est parce qu’en allant chercher une idole incertaine au fond des livres, tu as négligé les idoles palpables qui s’agitaient auprès de toi.

Tu as cru les poëtes sur parole. Hélas ! combien sont fausses les idées que tous ces esprits malades se font de la beauté ! Ils ne savent donc pas, ccs pauvres aveugles, que la beauté, à propos de laquelle ils font tant de bruit, n’a été pour la nature qu’un détail auquel elle a prêté fort peu d’attention : la nature ne s’est pas donné la peine d’ima-