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Page:Le Présent - Tome deuxième, 1857.djvu/372

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LE PRÉSENT.

Si le cheval pouvait me jeter sur un tas de pierres, j’avais la chance de me casser la jambe ! La position était superbe : on me recevait tout sanglant ; elle venait étancher le sang de mes blessures ; on me portait sur un brancard jusqu’au château, et là elle me veillait la nuit, toute en larmes, en m’appelant son bien-aimé ! Je regardai bien vite de côté : rien ! rien ! plus d’espérance ! nous étions dans un champ, sur un sol gras, gras comme un moine !  ! J’en étais quitte, si je tombais, pour me faire, une bosse ; quel affreux malheur ! Tout mon courage s’en alla. Je desserrai les jambes, je lâchai les rênes, à la grâce de Dieu ! Le cheval, comme s’il eût été payé pour ça, s’arrêta tout court, docile et doux comme un enfant. Un éclat de rire partit de toutes les bouches. Mon habit était taché de boue ; il manquait une basque ; elle flottait comme un drapeau dans un buisson d’épines qui pendait à la queue de la bête. Je n’y tins plus, et je sautai à terre, laissant là le cheval, les chasseurs et la châtelaine. J’allai me perdre au fond d’un bois, et je fis là les réflexions les plus amères. Cependant la chasse était belle ! Là-bas je voyais les chiens, comme les vagues blanches de la mer, courir par les coteaux et les vallons, hurlant leur Marseillaise, flairant la piste de la bête. Une idée me vint : si je pouvais rencontrer le sanglier, l’arrêter au passage, enfoncer le couteau de chasse, l’éventrer devant la comtesse, le cheval blanc et les chiens, ou au moins me battre avec lui, recevoir le boutoir dans les reins, et tomber avec grâce, comme un gladiateur dans l’arène ! Ce fut un autre qui tua le sanglier ; je revins bien portant au château ! Et ces dames rirent beaucoup, dans le salon, de ma mésaventure ; on rit aussi un peu de l’homme de lettres, qu’on avait trouvé le nez tout en sang au coin d’un bois ! N’importe, cette vie au château, ces grandes chasses avec les femmes enveloppées dans leur longue amazone, le chant du cor, le hennissement des chevaux, les aboiements des chiens, le grand bruit et le grand soleil ; tout cela est rempli de joie et de grandeur ! Et les promenades au clair de lune, et les conversations le soir, dans le jardin, tout près des saules qui frémissent ! le petit pied qu’on rencontre sans le chercher, les doigts blancs qu’on effleure derrière les chaises ! Vous souvient-il, dans Rouge et Noir, de cette soirée d’été où Julien veut serrer dans sa main la main de madame de Raynal ? Quelle page, mon Dieu ! et comme on a peur que Julien n’ose pas, que madame Verville regarde, que madame de Raynal s’en aille, que la pluie tombe ! Chaque fois que je vois partir vers leurs châteaux ces jeunes hommes et ces grandes dames, je me rappelle ce passage du livre, je me rappelle aussi la blonde châtelaine, et je rêve ! Je vois sous les étoiles, quand la nuit tombe, à travers les grands marronniers, errer les robes blanches. Les vers de Barbier me reviennent, et le désir me prend de partit au galop, — j’ai pris des leçons de cheval depuis mon aventure — pour aller, le soir, me mêler aux conversations du château. Il fait si bon aimer dans la campagne ! Le parfum navrant des fleurs et l’odeur amère des feuilles enivrent le cœur des femmes ! Leurs yeux sont