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LIVRES ET JOURNAUX.

Théodore Landry, le successeur de Léon, est manqué comme celui de Camille. Ce jeune homme n’est point naïf, sa méfiance, son orgueil, sa façon de comprendre l’amour témoignent d’une science sauvage, il est vrai, mais enfin d’une science de la vie. Camille est peu logique, mais elle est attrayante et Théodore ne l’est pas. M. Murger se complaît à ces choses et à ces figures de l’atelier, tandis qu’il en pourrait sortir avec éclat, et je n’en veux qu’une preuve, c’est que les deux caractères le mieux réussis de son livre sont ceux d’une fille noble, la fiancée de Léon, mademoiselle Clémentine d’Héricy, et celui de Francis Bernier, encore un peintre, mais qui l’est si peu.

Dans cette lutte où il s’agit d’empoiter le faible cœur de Léon, Camille devait être vaincue par Clémentine. L’auteur le savait bien et son récit veut en arriver là ; mais il semble qu’il ait mal vu pourquoi cette conséquence était fatale. Ce n’est pas en effet parce que mademoiselle d’Héricy est une fille riche et de bonne maison et que Camille est une grisette, car alors le contraire serait plutôt la vérité : c’est parce que la fiancée aime et parce que la maîtresse n’aime pas. Voilà donc le défont capital du roman : l’auteur n’y a pas voulu dire tout ce qu’il fait entendre. En vain prêtera-t-il de la passion à Camille, le lecteur refuse d’y croire. Oui, l’amour que cette charmante fille croit porter à Léon n’est que le bégaiement de son cœur que Théodore seul fera parler : aussi le romancier lui-même, entraîné par la logique de ce caractère, n’a pas trouvé d’accents de désespoir à mettre dans labouchc de Camille abandonnée ; elle est triste, dépitée, rien de plus ; peu s’en faut que le lecteur ne la trouve heureuse, car le livre tout entier dit qu’elle ne souffrira pas. Cette fermeté étourdie qu’elle déploie dans ce moment, et qui est au fond si voisine de la résignation, est précisément ce qui la rend intéressante : mais est-ce bien là ce que l’auteur avait voulu ? Encore une fois, ce n’est point parce qu’elle aime que Camille nous attache, mais parce que nous sentons bien qu’elle aimait à demi.

On le voit donc, il y avait là, dans cette ignorance du véritable état de son cœur où la jeune femme était restée, dans cette brusque révélation qui lui est faite par l’abandon de son amant, il y avait une magnifique étude que M. Murger a négligée. Ses efforts n’en ont pas moins abouti à l’une des œuvres les plus attrayantes qu’il ait produites ; aucun de ses livres précédents ne montre plus d’art et n’a plus de charme, mais quelques-uns sont mieux conduits et plus sûrement composés. — Ah ! les Scènes de campagne, disent les uns ; ah ! la Vie de Bohême, disent les autres. Il est fort d’usage, à propos des nouvelles œuvres de l’écrivain de rappeler celle-ci qui fut la première, et le public s’est accoutumé à la considérer comme sa meilleure. Pour moi, j’en connais une autre qui la vaut bien, une autre qui est une perle et que je veux nommer en passant. On en a peu parlé : il en est souvent ainsi des belles choses ; mais les initiés aiment à s’en entretenir entre eux comme de l’une de ces trouvailles si rares, de l’un de ces bonheurs que