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Page:Le Présent - Tome deuxième, 1857.djvu/468

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LE PRÉSENT.

des louis que tu ne me rends jamais ? Te les ai-je jamais redemandés ? te les ai-je fait expier par de la morale ? Oui, tu es mon fils, puisque tu me négliges toutcomme si j’avais l’honneur d’être monsieur ton père.

— Mais chez vous, vous vivez un peu seul.

— Marion, ma servante, me soigne depuis plus de vingt-six ans, probe, laborieuse et dévouée. De méchantes langues m’insinuent qu’elle guette une petite rente. Bien sot qui fouille le fond des choses ! Que m’importe, pourvu qu’elle ait soin de moi ? Elle l’aura, sa rente, tu la lui serviras jusqu’à sa mort, après la mienne, bien entendu, car tu es mon héritier.

— Mon oncle !

— Et ne t’avise pas de pleurer surma tombe, ou je te déshérite. Me pleurer ! que non pas ! j’ai été heureux en ce monde et je ne veux point qu’on m’attriste dans l’autre. Tu penseras de temps en temps à ton vieil oncle, à ta vieille bête d’oncle.

— Je vous en supplie…

— Cela m’amuse de dire ça, moi. Donne-moi encore du rhum. Marion est un peu taquine, radoteuse, mais bonne cuisinière et bon cœur, tout compte fait. Est-elle de mauvaise humeur ou a-t-elle brûlé le rôti, je prends ma canne et mon chapeau, sans souffler une syllabe, je vais dîner en ville chez un ami ou je dîne chez Deffieux. Le beau malheur !

— Vous êtes un vrai philosophe.

Mon oncle ne répondit pas ; il se tut quelques instants, posa sa pipe sur la cheminée et tisonna le feu. Son visage se revêtit d’une expression grave qui ne lui était point familière, et il me parla d’un ton presque imposant.

— Quitter volontairement, quand l’heure nous avertit, les passions qui vont nous quitter, conseiller la discrétion à ses désirs, s’envelopper dans l’habitude comme dans une robe de chambre, s’attacher à ceux de nos goûts qui ont chance de durée, est-ce là vieillir ? Alors j’ai su vieillir, science que l’on dit périlleuse et délicate. L’âge, mon ami, ne nous enlève que des biens qui tour à tour nous deviennent inutiles et qui cèdent la place à d’autres qui valent tout autant. Ce n’est pas pn ennui, crois-moi, que d’être délivré de cette jeunesse si exposée aux fautes, aux repentirs ; et le brouillard, le vent et la pluie ont aussi leur charme, surtout si l’on a le beau temps et le soleil en soi-même.