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REVUE DES COURS PUBLICS.

plus affreux des tyrans romains. Les autres ne furent pour ainsi parler que des tyrans d’occasion ; le mépris des hommes, un goût exagéré de la justice, et des tortures morales ont conduit Tibère à la tyrannie ; c’est la folie qui y a mené Caligula ; Néron ne devint tyran que pour faire régner le plaisir, son véritable dieu. Domitien ne fut ni aussi jugeur, ni aussi fou, ni aussi licencieux que ses prédécesseurs ; il est tyran avant tout, il exerce la tyrannie pour elle-même ; c’est le tyran par excellence ; si l’on veut faire une étude morale de la tyrannie, c’est lui qu’il faut prendre pour type.

Le tyran poursuit dans les autres le bonheur qui le fuit comme un vol qu’on lui fait ; il s’attache particulièrement à ceux qu’il a déjà blessés, soit dans leur personne, soit dans leurs biens, mais dont l’âme prétend lui échapper ; ce qu’ils gardent encore, ne fût-ce que la conscience tranquille de la victime innocente, est justement ce qu’ils envient et ce qui appelle leur vengeance. Être l’homme le plus riche du monde quand cette fortune n’est pas une fortune gagnée, mais une fortune prise ; posséder les plus grandes richesses, n’est rien, tant qu’il reste sur la terre quelque propriétaire qui ne soit point le tyran, quelque bien qui ne lui appartienne point ; son avarice est un gouffre qui veut tout engloutir, parce que tout propriétaire et toutes propriétés en dehors de lui le menacent. Avoir tant fait de victimes et avoir tant acquis, menacer tout le monde, et posséder ou convoiter tout, quelle source de craintes ! Peur de ceux qu’on a offensés, ou qu’on va offenser bientôt ; peur de perdre le fruit déjà amasséde tant de soucis et d’actions mauvaises, et l’espoir des biens que promettent les crimes à venir, enfin peur, pour soi-même de tant de haines, de tant de revendications, de tant de vengeances, quels sujets de trembler et de faire trembler ! Comment s’élever assez haut pour échapper à l’assaut de toutes ces peurs, où se réfugier contre tous ces périls, contre tous ces remords ? la terre n’a rien d’assez inaccessible, et ce n’est pas trop du ciel pour cacher le tyran. Le maître du monde ne sera rassuré que s’il se fait Dieu, Dieu jaloux, terrible, vengeur, qui fera peur alors sans cesser cependant encore d’avoir peur. Etrange rencontre, que le tyran ait à la fois tous les vices et tous les tourments qui semblent devoir être le moins ceux de la tyrannie ! Il est tout-puissant et il est envieux ; il a tout et il est avare ; il est maître de tout, et il a peur ; il est le roi du monde, et il n’est point satisfait ; géant de l’orgueil, il met Pélion sur Ossa, Ossa sur Pélion pour escalader le ciel et usurper la divinité. Preuve irréfragable que le souverain pouvoir, sans limites et sans frein, n’est point fait pour l’homme, qui n’a ni l’intelligence souveraine ni la souveraine sagesse, et qu’il lui faut bien, quoiqu’il fasse, laisser la toute-puissance à celui qui, pour la porter, a besoin encore de la bonté souveraine !

Comptant plus sur la crainte que sur l’amour de ses sujets, et sur l’intérêt que sur l’honneur militaire, Domitien avait doublé la solde des légions. Énormes causes de déficit ! Domitien fait rendre à l’impôt tout ce qu’il pouvait rendre.