Page:Le Rouge et le Noir.djvu/343

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Mole ; et quinze jours après, jette les autres exemplaires de nuit dans les rues de Verrières. »

Ce petit mémoire justificatif arrangé en forme de conte, que Fouqué ne devait ouvrir qu’en cas d’accident, Julien le fit aussi peu compromettant que possible pour mademoiselle de La Mole ; mais, enfin il peignait fort exactement sa position.

Julien achevait de fermer son paquet, lorsque la cloche du dîner sonna, elle fit battre son cœur. Son imagination préoccupée du récit qu’il venait de composer était toute aux pressentiments tragiques. Il s’était vu saisi par des domestiques, garrotté, conduit dans une cave avec un bâillon dans la bouche. Là, un domestique le gardait à vue, et si l’honneur de la noble famille exigeait que l’aventure eût une fin tragique, il était facile de tout finir avec ces poisons qui ne laissent point de traces ; alors, on disait qu’il était mort de maladie, et on le transportait mort dans sa chambre.

Ému de son propre conte comme un auteur dramatique, Julien avait réellement peur lorsqu’il entra dans la salle à manger. Il regardait tous ces domestiques en grande livrée. Il étudiait leur physionomie. Quels sont ceux qu’on a choisis pour l’expédition de cette nuit ? se disait-il. Dans cette famille, les souvenirs de la cour de Henri III sont si présents, si souvent rappelés, que, se croyant outragés, ils auront plus de décision que les autres personnages de leur rang. Il regarda mademoiselle de La Mole pour lire dans ses yeux les projets de sa famille ; elle était pâle, et avait tout à fait une physionomie du Moyen Âge. Jamais il ne lui avait trouvé l’air si grand, elle était vraiment belle et imposante. Il en devint presque amoureux. Pallida morte futura, se dit-il. (Sa pâleur annonce ses grands desseins.)

En vain, après dîner, il affecta de se promener longtemps dans le jardin, mademoiselle de La Mole n’y parut pas. Lui parler eût, dans ce moment, délivré son cœur d’un grand poids.

Pourquoi ne pas l’avouer ? Il avait peur. Comme il était résolu à agir, il s’abandonnait à ce sentiment sans vergogne. Pourvu qu’au moment d’agir, je me trouve le courage qu’il