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teur Bailly demanda à Saint-Simon s’il souffrait. — Non, répondit-il. — Mais encore, reprit le docteur, dans aucune partie ? — Il y aurait exagération à dire que je ne souffre pas, dit alors Saint-Simon, mais qu’importe ! causons d’autre chose. — Il se recueillit quelques instants et pria ceux qui l’entouraient de venir s’asseoir auprès de lui. MM. O. Rodrigues, Bailly et Léon Halévy, qui se trouvaient dans sa chambre, se hâtèrent d’obéir à sa prière. Alors, d’une voix entrecoupée du hoquet de la mort, le pouls glacé, l’œil presque éteint, Saint-Simon rassembla ses dernières forces et s’exprima ainsi :

« Depuis douze jours, Messieurs, je m’occupe de vous présenter les moyens de rendre la meilleure possible la combinaison de vos efforts pour votre entreprise (celle du Producteur), et depuis trois heures je cherche à vous faire le résumé de mes pensées à cet égard. Dans ce moment, tout ce que je puis dire, c’est que vous arrivez à une époque où des efforts bien combinés doivent avoir le plus grand succès. La poire est mûre (avec force), et vous devez la cueillir. La dernière partie de mes travaux sera peut-être mal comprise. En attaquant le système religieux du moyen âge, on n’a réellement prouvé qu’une chose, c’est qu’il n’était plus en harmonie avec le progrès des sciences positives, mais on a eu le tort de conclure que le système religieux tendait à s’annuler. Il doit seulement se mettre d’accord avec les sciences. Je vous le répète, la poire est mûre, vous devez la cueillir. Quarante-huit heures après notre seconde publication, nous serons un parti. »

« Quelques minutes auparavant, il avait dit à M. O. Rodrigues :

« Souvenez-vous que, pour faire quelque chose de grand, il faut « être passionné ».

C’était « ne idée fondamentale de Saint-Simon, une idée exacte. Il n’y a que par la grande passion qu’on peut faire quelque chose.

« Le résumé des travaux de toute ma vie, c’est de donner à tous les membres de la société la plus grande latitude pour le développement de leurs facultés. »

« Enfin sa voix s’éteignit de plus en plus. Il devenait chaque fois plus difficile de saisir les derniers rayons de cette rare intelligence ; ses dernières paroles, qu’il accompagne d’un geste expressif, furent à voix basse, mais distinctes : « Nous tenons « notre affaire » ; sa main droite portée vivement à sa tête, avec une sorte d’effort, retomba à côté de lui sans mouvement. L’œil s’éteignit et, trois heures après, après un râle très doux, il expira. Saint-Simon ne travaillait guère que la nuit. Quand on venait le voir le matin : « Ouvrez le tiroir, disait-il en riant,