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cieux aux peuples de la Ligurie, et le père Liber ne trouva pas avec une telle gratitude la source que lui montra le bélier[1] mis en fuite. Comme j’étais sur le point de porter à mes lèvres l’eau contenue dans le creux de ma main, mes oreilles attentives furent subitement pénétrées par un chant Dorien mélodieux à ce point que je ne puis me persuader que le Thrace Thamyras[2] n’en soit l’auteur. Il emplit mon cœur inquiet de douceur et de suavité. C’était une voix qui n’était pas terrestre ; elle avait une harmonie, une sonorité incroyables, une si rare cadence qu’on ne peut s’en faire une idée et qu’on est impuissant à la décrire. J’éprouvais une douce sensation qui dominait par son charme celui même de boire, si bien que, perdant tout sens, distrait, l’appétit suspendu, sans force pour me retenir, je desserrai les jointures de mes doigts et l’eau que j’avais emprisonnée en fermant leurs intervalles se répandit sur le sol humide.

De même qu’un animal alléché par la proie qui le tente songe peu au piège caché, de même, oubliant mon besoin pressant, je me mis à suivre sans retard cette mélodie non humaine et je brûlai le chemin. À peine étais-je parvenu là où je pensais bien la trouver, que je l’entendais ailleurs, et, à mesure que la voix changeait d’endroit, elle devenait aussi plus suave, plus délicieuse, ayant des accords plus divins. De sorte qu’après cette vaine fatigue, après avoir couru tout altéré, je m’affaiblis au point de ne pouvoir porter mon corps exténué. Et comme mes esprits troublés n’étaient plus à même de le soutenir, soit à cause de ma terreur, soit à cause de ma soif ardente ou de ma course vagabonde, soit à

  1. Pour quelques mythologues le signe du Zodiaque. Bélier qui montra une source à Bacchus errant, dévoré par la soif, dans les déserts de la Lybie. (Ovide, Trist. 4.) (Note introduite par le Supplément à l’errata, p. CCXXXVIII.)
  2. Thamyras ou Thamyris, barde Thrace, fils de Philaumon et de la nymphe Argiopé, fut aveuglé par les Muses pour avoir osé les défier.