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Page:Le Songe de Poliphile - trad. Popelin - tome 1.pdf/263

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cause aussi de mon angoisse et de l’heure plus chaude, abandonné de ma vertu propre, je n’avais plus qu’à désirer et qu’à réclamer pour mes membres lassés un peu de repos et de paix. Tout émerveillé du hasard de cette voix melliflue, ma surprise fut encore plus vive de me retrouver dans une région inculte et inconnue, dans quelque paysage aimable. En outre, j’étais désolé d’avoir perdu de vue la source vive que j’avais découverte au prix de tant de fatigues et de laborieuses recherches. Tout cela me laissa fort embarrassé, rempli de doute et tout songeur. Vaincu enfin par une lassitude excessive, j’en vins à m’étendre sur l’herbe imprégnée de rosée, sous le couvert d’un chêne antique et raboteux chargé de ses fruits ciselés en forme de pains que dédaigne la fertile Chaonie[1], au milieu d’un pré spacieux et vert, dans l’ombre fraîche que donnaient le large feuillage, les rameaux étendus et le tronc fendillé. Couché sur le côté gauche et l’esprit engourdi, j’aspirais l’air frais avec mes lèvres crispées plus abondamment que ne respire le cerf rendu, alors que, ne pouvant plus faire tête, il se jette mourant sur ses genoux agiles, mordu aux flancs par les chiens féroces, le poitrail percé d’un trait, appuyant sur son échine sans force l’appareil rameux de sa tête alourdie. Dans une agonie toute semblable mon âme repassait les événements compliqués de ma mauvaise fortune ; elle se demandait si les incantations de Circé la magicienne ne l’avaient pas ensorcelée et si celle-ci n’avait pas fait usage contre moi de son rhombe magique[2]. En présence de mes extrêmes terreurs, elle se demandait si je pourrais trouver parmi tant de plantes diverses l’herbe

  1. Chaonie, l’Épire chez les poètes. (Lucan., 6, 426 ; Claud., de Rapt. Pros., 3, 7 ; Virg., Æ. 3, 335 ; Properce, I, 9 ; Ovide, A. A. I.)
  2. Rhombe. Losange, appareil d’incantation.