Page:Le Songe de Poliphile - trad. Popelin - tome 1.pdf/274

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cuisses charnues ; deux ailes éployées, placées sur ses épaules, faisaient croire qu’elle allait s’envoler. Son visage fort beau, d’un aspect bienveillant, était un peu retourné du côté des ailes. Les tresses de sa chevelure flottaient librement en avant sur son front, l’occiput était chauve et dénudé. De la main droite, qu’elle regardait, elle tenait, inclinée vers la terre, une corne d’abondance travaillée avec art, et appuyait son autre main sur son sein nu. Cette statue tournait facilement à tous les vents, avec un tel grincement de la machine en métal qui frottait à l’endroit où les pieds de la figure posaient sur le socle, qu’on n’entendit jamais un pareil bruit dans le trésor de Rome, et que le tintinnabulum des thermes magnifiques d’Adrien ne produisit jamais une pareille sonnerie, non plus que celui qui était sur la plate-forme des cinq pyramides du monument carré[1]. Aucun obélisque ne pouvait, à mon sens, être comparé à celui-ci : ni l’obélisque du Vatican, ni celui d’Alexandrie, ni ceux de Babylone. C’était un tel comble de merveille, qu’on en demeurait stupéfié. Ce qui me remplissait encore plus d’admiration que l’immensité de l’œuvre, c’étaient la souplesse du génie fécond et subtil de l’architecte, son goût exquis, sa diligence. Avec quel art inventif, quelle audace, quel courage, avec quelle force humaine, quelle méthode, quelle dépense incroyable, avec quelle émulation céleste avait-on pu porter un poids semblable en l’air ? Avec quels instruments, quelles poulies, quels cabestans, quelles chèvres, quelles autres machines de traction et armatures ! Devant chose telle, il faut que toute construction colossale s’impose silence.

  1. Les cinq pyramides du tombeau de Porsenna, au sommet desquelles étaient des cymbales suspendues par des chaînes et qui frappaient une boule d’airain au moindre vent. (Pline, 36.)