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Page:Le Thyrse, 1900-1901, tome 2.djvu/134

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surnaturelle. Une voix répond à la première, puis d’autres, répercutées par toutes les artères et sur toutes les places. Le cri grandit en cent bouches secrètes, monte, crève en lamentation unique, annonciatrice maintenant d’une catastrophe précise : le broyement de deux rapides, là-bas, en un village proche.

De ce frisson de mort, la ville a le réveil joyeux d’un jour de liesse. Des pas se hâtent dans le brouillard, des troupes au galop traversent les rues, se soudent, se gonflent en foule noire d’hommes et de femmes, pêle-mêle, insexuées dans leur rut commun vers le même plaisir. Ils ont des yeux d’hystériques, et leur souffle court se saccade comme celui des fauves devant leur proie. Plus que des lanières, la curiosité les fouaille et la ville se vide toute, ayant vomi ses habitants, à travers champs, vers le village. Des gens venus de là-bas, s’arrêtent stupéfiés, sans comprendre les voix qui les interrogent et, levant leurs bras ignorants, demeurent crucifiés sur l’horizon devant cette foule qui s’allonge, comme un monstre depuis la ville jusqu’à eux.

La gare était proche où le désastre était annoncé ; les premiers venus s’écrasèrent contre la clôture en claire-voie, comprimés par les autres dont la masse grandissait sur la place et semblait monter comme l’océan. Les cous se tendirent, les yeux se fixèrent prêts aux rouges fascinations.

Or, il advint que la petite gare dormait dans le bercement de la sonnerie électrique ; le chef marchait à pas paisible, fumant une cigarette, et la double voie de fer se perdait dans le brouillard, sans un obstacle, sans un décombre, sans une goutte de sang.

Une atroce clameur de rage et de dépit hua le calme décevant de ce spectacle ; la foule se roula, se tordit comme un grand corps aiguillonné d’impossible Luxure, avec des frissons de tempête et des poings furieusement brandis par-dessus ses remous. Elle voulait des cadavres broyés, tout rouges et nus, des plaies frissonnantes et des sanglots d’agonie, et pour l’assouvissement de cette fringale elle se fut ruée, avec des cris et des couteaux, en un soudain massacre, sur ses plus lâches victimes terrifiées.

En ce moment un train s’arrêta dans la gare : il était gazouillant de jeunes ouvrières venues des champs et qui s’en allaient vers les ateliers de la ville ; les dangers de la brume l’avaient retardé et sa machine ronflait prête à repartir afin de laisser la voie libre au rapide qui suivait.

La foule s’était tue : on entendait le va-et-vient cadencé d’une mécanique et le sifflement monotone d’une fuite de vapeur ; la fournaise en baillant empourpra le brouillard d’une agonie de soleil tragique.

Dans cet apaisement une pensée s’était levée, à peine murmurée par un seul et sitôt devenue la pensée de tous.

— S’il ne partait pas ! et le possible spectacle s’était dressé de l’immanent désastre produit par un retard, de ce train surpris par le rapide, comme une bête par une bête, et broyé dans une étreinte avec des griffes de flammes et de fer. La foule hennit de ce nouveau désir, que sa première déception avait exaspéré jusqu’à la folie.

Plus profondément comme des poignards vers le train, les regards s’allongèrent ; toutes les volontés à l’unisson d’un même vœu, se tendirent à le réaliser et parurent tramer autour de la machine immobile d’invisibles rets qui l’emprisonnassent pour l’hécatombe.

En sorte que le chef de la gare, subissant lui-même le travail magnétique de ces pensées, sentit ses membres s’alourdir et ne put, malgré ses efforts, donner le signal du départ. Son corps était devenu gourd et sa bouche sans voix, ainsi que dans un cauchemar. Des têtes inquiètes s’étageaient aux portières des voitures, au loin de longs grondements annonçaient l’approche fatale du rapide.

D’un suprême effort, dans la conscience du massacre encore évitable, le chef tenta de se dégager de l’invisible emprise. Contre la volonté de la foule, dont il sentait le souffle féroce derrière lui, il banda son vouloir, tendit ses muscles et ses nerfs. Le sang grondait dans sa tête avec un bruit d’écluse, de grosses gouttes de sueur suintaient de son visage et coulaient ainsi que des larmes : ce fut terrible et vain comme une lutte d’agonisant. La conscience sombra dans l’effroi, et le malheureux vaincu, demeura sans geste, les yeux horriblement dilatés vers le galop du monstrueux express qui surgissait de la brume.

Paisible et satisfaite la foule attendait, prête aux applaudissements.

André Baillon

La Fête des Yeux




La Vierge au Miroir

À Alfred Duchesne.

C’est l’aube ; à son miroir, la blonde enfant déroule
Ses tresses, dont la masse opulente s’écroule
Et ruisselle à longs flots sur son torse cambré.
La voici qui se coiffe : un éclair d’or ambré,
Dans la lumière pure et chaude qui la baigne,
S’allume à chaque boucle au passage du peigne….