Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 06.djvu/536

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longue ligne rousse que l’on vous dit être l’Amérique ; se sentir à ce moment (pendant une seconde) l’égal de Christophe Colomb ; longer longtemps ces côtes basses et sablonneuses ; considérer le pilote qui, lestement, franchit la coupée, avec un intérêt aussi marqué que fut ou dut être celui du dit Christophe à la vue du premier aborigène ; entrer, enfin, dans ce cercle de coteaux verdoyants et d’architectures babéliques qu’est la rade de New-York, tellement sillonnée de navires et de bateaux de toute sorte, dont quelques-uns transportent des trains entiers, que l’on dirait une foire nautique ; passer, comme en un rêve, à travers la bousculade du débarquement, les formalités de douane et les adieux des compagnons de voyage ; quitter la Touraine avec, malgré l’attrait de l’inconnu, la sensation un peu mélancolique qu’on a définitivement coupé le fil qui vous rattachait encore à la vieille Europe ; se sentir enfin sur le quai, mêlé à une foule jusqu’à ce jour incoudoyée ; traverser la ville en hâte pour sauter dans le premier express du soir à destination de Montréal ; s’ébahir devant le luxe du « Wagner », le menu du dîner, les prévenances familières du nègre en blanc qui vous sert, le sans-gêne des voyageurs, la beauté des femmes, les mystères du couchage, la splendeur des forêts du Nouveau Monde, en traversant à toute vapeur, par une radieuse matinée de printemps, le massif boisé des Adirondacks ; admirer la douceur des horizons canadiens ; lire, égrenés sur le fronton des gares, des noms français tels que Beauharnois et Châteaugay ; entrevoir, à vol d’oiseau, dans la réserve indienne de Caughnawaga, les Iroquoises, la tête enveloppée d’un châle, pareilles à des Espagnoles ; arriver enfin à Montréal et séjourner huit jours dans cette ville affairée que l’on dirait couverte d’une immense toile d’araignée, tant sont nombreux et entre-croisés les fils électriques qui lui barrent le ciel ; monter, le soir du 29 mai, dans un « Pullmann » de l’Intercolonial ; se confier aux soins paternels du noir qui vous réveille à temps le lendemain matin pour admirer la merveilleuse vallée de la Metapedia, limites des provinces de Québec et du Nouveau-Brunswick — telles furent mes transitions successives pour passer de Normandie en Acadie et retrouver dans cette dernière province, à 1 500 lieues de distance, bien des souvenirs inattendus de la première.

VALLÉE DE LA METAPEDIA. — DESSIN DE BERTEAULT. — CLICHÉ NOTMAN, MONTRÉAL.



Cette vallée de la Metapedia me faisait resonger à certains paysages de Suisse, mais d’une Suisse en largeur, aux horizons plus étendus, aux montagnes moins hautes ; la sylve américaine produit une impression très vive et difficile à analyser : les principales essences forestières, sapins, bouleaux, mélèzes, trembles, érables et chênes, sont analogues aux nôtres — variétés des mèmes espèces — et les massifs boisés, pourtant, ont une tout autre allure. Bien qu’il faille, maintenant, s’écarter assez loin des chemins de fer pour rencontrer de belles futaies, ce qui subsiste encore des antiques forêts vierges atteste une vigueur de sève, la puissance d’un sol forestier inconnus au vieux monde ; aucune administration ne s’en est jamais occupée, sinon pour les détruire ; loin d’être délimités et entretenus comme en Europe, les bois d’Amérique sont, on peut le dire, indéterminés :  ; il serait difficile d’en dresser la carte ; où s’étendait une sapinière, vous retrouvez quelques années plus tard des champs cultivés, qui, parfois, et très rapidement, retournent à la brousse quand les