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défrichements n’ont pas répondu à l’attente des colons dont les villages s’étendent le long des nouvelles voies ferrées de pénétration, plongeant, comme autant de sondes, dans les immenses forêts solitaires et les prairies désertes qui couvrent encore la majeure partie du Canada.

Ce n’est pas un des côtés les moins piquants de ce pays plein de contrastes que d’assister du restaurant d’un train éclair qui semble emporter avec lui le résumé de la civilisation la plus avancée à la création spontanée de hameaux dans les bois : les grossières maisons faites de troncs à peine équarris se dressent, comme au temps de Fenimore Cooper, dans la clairière où paissent de maigres troupeaux à clochettes cherchant pâture entre les cépées ; çà et là, des moissons s’étendent, émaillées d’arbres calcinés demeurés debout en des attitudes désespérées, tandis qu’à l’arrière-plan, de noirs tourbillons de fumée, d’où parfois surgit la flamme, indiquent les défrichements futurs et contrastent étrangement avec le vert tendre des feuilles, la limpidité des lacs et l’ampleur sereine de cette nature sauvage, jusqu’alors inviolée. Mais à partir de la Metapedia, qui m’avait rappelé cette matinale traversée des Adirondacks où, pour la première fois, m’étaient apparues dans tout leur éclat printanier, parsemées d’aubépines en fleurs, les forêts du Nouveau Monde, le paysage — si l’on peut employer ce mot ! — est le plus extraordinaire qui puisse frapper les yeux d’un Européen : il ne faudrait rien moins que la plume de Dante pour décrire comme il convient l’aspect infernal de ce long ruban de bois brûlés qui s’étend à l’infini de chaque côté de la voie ; cela n’a de nom dans aucune langue ; on dirait que le feu du ciel s’est abattu sur ce pays ; toute trace de vie a disparu de ces forêts calcinées d’où l’oiseau s’est enfui et que le printemps ne reverdira jamais plus ; le ciel de mai qui les éclaire, aggrave encore l’horreur de ces campagnes dévastées, de ce pays sans nom qui ne connaît encore de la civilisation, que ses flétrissures.

Il serait cependant injuste de juger toute une province par les quelques échappées que l’on en peut voir des fenêtres d’un train rapide ; malgré les ravages du feu et des scieries mécaniques qui, comme le bruit de ces eaux dont parlait Bossuet, « ne cessent, ni de jour, ni de nuit », la forêt primitive subsiste encore, paraît-il, dans toute sa splendeur au Nouveau-Brunswick, mais, question de pittoresque à part, et en s’attachant seulement au côté pratique, le colon, s’il n’y prend garde, prépare à ses enfants de cruels regrets, lorsqu’après avoir gaspillé sans compter les merveilleuses réserves forestières de ce pays, il sera forcé d’aller chercher bien loin le bois nécessaire à sa maison, ses clôtures et son chauffage. Tant de terrains, pourtant, qui paraissent impropres à la culture, pourraient constituer dans les nouvelles paroisses des communes boisées dont chaque chef de famille aurait sa part annuelle. Les haies vives dont le paysan de France entoure son champ lui sont d’un précieux secours. Vu du clocher de son église, un village normand ressemble à une forêt ; un village du Nouveau-Brunswick, à un billard.

LACS CHÂTEAUGAY (ADIRONDACKS), LIGNE DU « NEW-YORK CENTRAL RAILWAY ». — DESSIN DE BOUDIER.



II

BAIE DES CHALEURS

Bathurst. — La Grande Anse. — Caraquet.


Bathurst — jadis Nepisiguit — où j’arrivai vers midi, fut ma première étape en terre d’Acadie. C’est une petite ville d’environ 3 500 habitants, dont la moitié sont français : elle est située au fond de la Baie des Chaleurs, ainsi nommée par Jacques Cartier en raison de la température élevée qui y régnait quand il la découvrit vers la mi-juillet 1554 et qui dut lui sembler d’autant plus forte qu’il arrivait de Terre-Neuve. En débarquant de la Touraine sur les quais de New-York, j’avais senti se rompre le fil qui me rattachait à l’Europe, mais en voyant s’éloigner à toute vapeur le luxueux Intercolonial qui venait de me déposer en gare de Bathurst, j’eus pour la première fois la sensation très nette du grand éloignement du « home » que m’avait jusqu’alors, en quelque sorte, dissimulé le confort de Montréal et des trains éclairs.