Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 06.djvu/547

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comme elle en tient encore lieu entre le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse, nous traversâmes d’immenses prairies fertiles et marécageuses qui me rappelèrent singulièrement celles de la baie des Veys, près d’Isigny, en Basse-Normandie. Que de souvenirs, aussi, se présentaient en foule, à la vue de ces plaines tragiques où coula tant de sang : c’est sur cet isthme étroit que fut, enfin, tranché par l’épée, le nœud d’une situation devenue, depuis longtemps, inextricable. Là, sur ce mamelon, le 16 juin 1755, se décidèrent les destinées de l’Acadie, et, de la chute de Beauséjour datent les persécutions d’un malheureux peuple qui, pareil aux repousses d’une forêt brûlée, commence, maintenant seulement, à renaître de ses cendres.

La Mesagouèche, avons-nous dit, servait de limites provisoires à la partie de la presqu’île qu’en 1713 le traité d’Utrecht nous avait enlevé avec Terre-Neuve, et les deux puissances s’étaient bien engagées à ne rien entreprendre sur le territoire contentieux avant le règlement des frontières, mais les Indiens, pendant ce temps, firent une telle chasse aux Anglais, que ces derniers, pour se protéger, édifièrent en 1750, à Beaubassin, le fort Lawrence, auxquels nous ripostâmes par la construction des forts Beauséjour et Gaspareau, le premier situé également sur la baie de Beaubassin, à peu de distance du fort anglais, le second sur la Baie Verte, enserrant ainsi la partie la plus étroite de l’isthme et commandant par là toute la presqu’île acadienne.

À peine ces forts étaient-ils construits, que, des incidents de frontières survinrent, suivis d’escarmouches.

Bien qu’on fût toujours officiellement en paix, le 1er juin 1755, une flotte venue de Boston alla jeter l’ancre à deux lieues de Beauséjour ; M. de Vergor, le commandant français, ne disposait que d’une garnison de cent cinquante hommes qu’il parvint à renforcer à l’aide de quelques centaines d’Acadiens, lesquels, par crainte de représailles, exigèrent des lettres attestant qu’ils avaient été, sous peine de mort, forcés de prendre les armes. Le 14 du même mois, Vergor qui avait dépêché un courrier à Louisbourg pour demander du renfort, reçut du gouverneur de cette place une réponse lui annonçant qu’il était hors d’état de lui en envoyer ; cette déconvenue, jointe aux pertes éprouvées par le bombardement, détermina la capitulation qui eut lieu le 16 juin et dont l’article IV portait textuellement : « Pour les Acadiens, comme ils ont été forcés de prendre les armes sous peine de la vie, ils seront pardonnés pour le parti qu’ils viennent de prendre. » Mais le sort des Français-Neutres — c’est ainsi qu’on les appelait — était arrêté depuis trop longtemps pour que le gouverneur anglais, Lawrence, laissât échapper l’occasion d’en finir. C’est alors que commença le « Grand Dérangement », pour employer l’expression dont se servent les Acadiens en parlant du douloureux exode de leurs ancêtres. L’embarquement débuta par les jeunes hommes, le 10 septembre, à la Grand-Prée, sur cinq vaisseaux envoyés de Boston ; d’autres navires vinrent, en octobre, chercher le restant de la population qui fut embarqué le 8.

NORTH SYDNEY (CAP-BRETON) (PAGE 548). — CLICHÉ MAC ALPINE (SAINT-JEAN N.-B).

Haliburton, l’historien anglais, évalue à sept ou huit mille le nombre des déportés qui, des navires où ils étaient empilés, assistèrent à l’incendie de leurs villages. L’œuvre de destruction ne fut complètement achevée que dans le courant de décembre, et le prix des innombrables troupeaux acadiens, vendus sur les marchés de la Nouvelle-Angleterre, passa dans les poches des persécuteurs. On estime que, de 1755 à 1763, il périt près de huit mille de ces malheureux, de privations de toute sorte, de mauvais traitements ou par naufrage ; la plupart des survivants avaient été dispersés dans toutes les colonies anglaises ; quelques-uns réussirent à gagner, après des tribulations sans nombre, la Louisiane ou le Canada ; d’après un rapport de 1763, conservé au ministère de la Marine, il n’en parvint en France que trois mille