à trois mille cinq cents ; un certain nombre, trompant la vigilance des Anglais, se réfugièrent dans les bois où ils vécurent de chasse et de pêche en attendant une accalmie. Ces proscrits s’établirent ensuite où ils purent, sur des terres vierges qu’ils croyaient n’appartenir qu’à Dieu et dont ils furent, cependant, partiellement dépossédés en 1774 par le gouvernement qui les donna, toutes défrichées, aux loyalistes que la guerre de l’Indépendance avait forcés de quitter les États-Unis.
Tout ce passé de larmes vint m’assaillir quand, parvenu au sommet du mamelon que couronnent les ruines du fort Beauséjour, je pus contempler ce calme et verdoyant paysage borné à l’Est par la baie de Beaubassin qui s’étendait au loin sous un rideau de brume.
J’avais sur moi un plan manuscrit de l’isthme, la première carte stratégique, peut-être, qui en ait jamais été dressée par M. de Fiedmond commandant de l’artillerie lors du siège de ce fort, et, un à un, je relevais de l’œil les différents accidents de terrain qui eurent jadis leur importance stratégique. L’île La Vallière, éminence boisée de terre ferme, est devenue maintenant Brown’s Island ; Pont-à-Buot s’est trouvé transformé en Point-de-Butte ; quant à la rivière Tintamarre, son nom si français et si significatif a été estropié en celui de Tantramar, qui ne veut rien dire.
Le fort, dont l’enceinte et quelques casemates en belles pierres de taille sont assez bien conservées, était la clef de l’isthme de Chignectou et communiquait avec le Cap-Breton par un portage ou route de quelques kilomètres et le fortin de Gaspareau, à l’autre bout de la langue de terre, sur la Baie Verte. Entre ces deux forts, on peut espérer voir bientôt les navires transportés en chemin de fer : une compagnie anglaise a, depuis quelques années, entrepris cette tâche ardue et les rails sont déjà posés.
À notre retour à l’hôtel, vers huit heures, et malgré la légitime ambition de nous mettre à table, notre hôte nous initia à l’hospitalité néo-écossaise en nous refusant cette satisfaction, sous prétexte qu’il était trop tard. Sur notre prière de nous indiquer, au moins, quelque restaurant dans le voisinage, mine host répondit, seulement : Next door, et fatigué, sans doute, de ce grand effort, nous tourna le dos pour s’aller coucher. Next door était à un demi-mille à droite, et le passant que nous interrogeâmes, courtoisement, comme, font des Français, ne daigna même pas se retourner. Un Amherstois, pourtant, je dois à la vérité de le confesser, fut, à la fin, poli pour nous : c’était un nègre.
Le lendemain, au petit jour, après avoir secoué la poussière d’Amherst de nos souliers, nous nous rendîmes, tout d’une traite, au Cap-Breton, par un trajet suivant à peu près les anciennes frontières qui séparaient provisoirement la Haute et la Basse Acadie. Pendant ce temps, j’eus le loisir de contempler à nouveau ces étranges rivières qui semblent encore teintées de tout le sang jadis versé sur leurs bords : à marée basse, vides et boueuses au delà de toute expression, d’une boue rougeâtre et molle très caractéristique, elles deviennent en quelques minutes d’impétueux torrents qui semblent prêts à déborder, quand le flux de la baie de Fundy vient brusquement les emplir. Nous traversâmes ensuite, en sortant de ces pays bas, une région rocheuse et boisée qui longe la côte jusqu’au détroit de Canseau.
En cours de route, nous fîmes la connaissance d’un Canadien des États-Unis, capitaine au long cours, qui allait rejoindre son navire à Louisbourg. Il était né dans le Maine et, dans sa jeunesse, avait combattu dans l’armée du Nord où il avait été blessé deux fois. De sa patrie d’origine, il avait cependant bien conservé la langue et la religion, mais le cœur, hélas, était américain : il appelait les Américains « nos gens », s’enthousiasmait à la pensée d’une alliance anglo-saxonne universelle, et répétait, comme pour nous bien enfoncer son