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legs de l’architecture militaire du Moyen Âge, avec son châtelet à l’entrée, flanqué de deux tours à mâchicoulis, précédé d’un pont-levis et d’une poterne. On entre dans la cour : au milieu, un vieux puits entouré d’un mur surmonté d’un toit ; en face, accrochée au pignon d’une tour, la tribune en pierre sculptée d’où la princesse de la Trémoille suivait les offices de l’église réformée, absidiole gracieusement fleurie, avec cette inscription : Post tenebras spero lucem.

L’antique forteresse sert en partie de prison, mais elle est devenue aussi le pacifique asile du musée, de la bibliothèque, de tout ce cocasse et agréable fouillis qui fait songer à une cellule de sorcier, à un laboratoire d’alchimiste, à un cabinet de cousin Pons : cailloux, animaux empaillés, vieilles faïences, vieux bouquins, vieux parchemins, vieilles gravures, outils de silex, instruments de torture, tromblons, rapières, cela dans un décor de murailles épaisses, de poutres apparentes, de cheminées à vastes auvents. Tout semble groupé au hasard, les objets subissent l’éclairage de clair-obscur des étroites fenêtres profondément encaissées. Çà et là, un portrait de Mme de Sévigné. Une belle cheminée provient d’une maison de la rue de la Poterie ayant appartenu à Lucas Royer et à Françoise Gouverneur, son épouse.

NOTRE-DAME DE VITRÉ.

Je sors de cet encombrement d’objets où l’on pourrait passer son existence si l’on voulait tout voir, tout déchiffrer, tout lire. Je débouche, par un étroit escalier et une petite porte, sur le chemin de ronde. La ville et ses environs se déploient, la Vilaine se déroule à travers une campagne remplie de soleil doré et d’ombre bleue, de verdures et de fleurs. Dans les champs, les alignements des gerbes empourprées du sarrasin, les sacs de pommes de terre sur le champ remué, les betteraves aux feuilles grasses, le paysage ombragé de sombres châtaigniers et de pommiers aux fruits rouges. De l’autre côté, se ramassent les quartiers de la ville dominés par les flèches de Notre-Dame et de Saint-Martin, par le clocher et la terrasse de Sainte-Croix : la rue du Rachapt, qui rampe et s’élève à flanc de vallée ; la rue de Chateaubriand, qui coupe le chemin de fer sur un pont pour aboutir au Jardin des Plantes ; le parc de La Baratière ; la route d’Argentré, qui conduit chez Mme de Sévigné ; la promenade du Val, qui longe les remparts édifiés au xiiie siècle par le baron André III, seigneur du lieu, tué aux côtés de Louis IX à la bataille de la Massoure.

Je descends l’escalier en colimaçon pour aller voir ces aspects de plus près ; mais avant de sortir, je plonge aux oubliettes, je suis le chemin couvert qui mène à une ancienne poterne. L’enceinte longée, une petite rampe descendue, j’atteins le faubourg du Rachapt où se trouve l’hôpital Saint-Nicolas, anciennement Maison-Dieu, fondé en 1205 par André II et déplacé par le chanoine Robert de Gramesnil, dont les cendres reposent dévotement dans la chapelle. Le faubourg du Rachapt est habité par des tricoteuses. Les femmes, des vieilles et des jeunes, sont assises, par groupes ou isolées, au seuil des portes, devant les humbles maisons. Leurs doigts agiles manient les aiguilles avec une dextérité prodigieuse. L’une d’elles me regarde pardessus ses lunettes, sans perdre une maille de son tricot, puis s’interrompt et parle :

— Voyez, dit-elle, je fais des bas. Il faut cinq aiguilles. Trois tiennent les mailles faites, deux font de nouvelles mailles. Pour avoir une jambe bien régulière, il faut mettre les aiguilles en carré, le même nombre de mailles de chaque côté. On fait le compte lorsque l’un des côtés est achevé, l’aiguille qui noue les mailles vient se croiser avec la suivante, et ainsi de suite. On rétrécit ou on élargit le tricot pour former le dessin de la jambe, en diminuant ou en augmentant les mailles.

— Et le talon, le cou-de-pied ? dis-je.

— Le talon se fait en tricot plat, sur deux aiguilles. On donne le pli du cou-de-pied en élargissant ou en rétrécissant suivant le cas, et l’on raccorde les deux parties par un point tourné qui simule une couture : c’est ce qu’on appelle le fini.

— Mais, dis-je encore, je vois en haut de la jambe que l’ouverture est plus resserrée et que les mailles ne sont pas unies comme dans le reste du tricot ?