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tracassé Mme  de Sévigné : elle a mis dix-huit ans, de 1667 à 1695, pour l’amener au point qu’elle voulait. Elle avait donné des noms aux différentes allées de son parc : elles se nomment, dit-elle, « la Solitaire, si belle et si bien plantée, qui contient douze cents pas, la plus belle de mes allées ; l’Infinie, allée courbe dont on n’aperçoit aucune extrémité ; la Sainte Horreur ; l’Humeur de ma mère ; l’Humeur de ma fille, appelée aussi le Mail, encore plus beau que tout le reste, où règne un silence, une tranquillité, une solitude que je ne crois pas qu’il soit aisé de retrouver ailleurs. »

Ce parc faisait l’admiration de tous les hôtes et visiteurs. M. de Coulanges, le bon oncle, a même écrit : « On ne peut assez louer les allées des Rochers, elles auraient leur mérite à Versailles. » Malgré les transformations, on ne peut se défendre de revoir la jeune veuve qui fit ici des séjours prolongés, qui trouva la consolation, le repos, la gaieté, l’inspiration, au parcours de ces allées, qui apprit dans ce pays à connaître des hommes simples, vivant loin du bruit des cités et du faste des cours. Mme  de Sévigné venait là pour faire des économies, pour suspendre le désordre, pour faire payer ses fermages : « Point d’argent qu’à la pointe de l’épée, écrit-elle ; des petits créanciers dont je suis étranglée ; des chevaux de carrosse à racheter ; en sorte que j’ignore comme j’aurais pu faire. Au lieu qu’en passant l’hiver en ce pays, j’aurai le temps de respirer ; je m’amuserai à payer mes dettes et à manger mes provisions. » Pour payer des dettes, il faut faire rentrer des créances, et la chose, paraît-il, n’était pas toujours commode : « Pour me faire payer, je ne veux entendre ni rime ni raison. C’est une chose étrange que la quantité d’argent qu’on me doit. Je dirai toujours comme l’avare : de l’argent, de l’argent. » Relisez la lettre où Mme  de Sévigné met sa fille au courant de ses ennuis :

Les Rochers, 15 juin 1680.

« Je mandais l’autre jour à Madame de Vins que je lui donnais à deviner quelle sorte de vertu je mettais ici le plus souvent en pratique, et je lui disais que c’était la libéralité. Il est vrai que j’ai donné d’assez grosses sommes depuis mon arrivée : un matin, 800 francs ; l’autre 1 000 francs ; l’autre 5 ; un autre 300 écus : il semble que ce soit pour rire, ce n’est que trop une vérité. Je trouve des métayers et des meuniers qui me doivent toutes ces sommes, et qui n’ont pas un unique sou pour les payer : que fait-on ? Il faut bien leur donner. Vous croyez bien que je n’en prétends pas un grand mérite, puisque c’est par force ; mais j’étais toute prise de cette pensée en écrivant à Madame de Vins et je lui dis cette folie. Je me venge de ces banqueroutes sur les lods et ventes. Je n’ai pas encore touché ces 6 000 francs de Nantes : dès qu’il y a quelque affaire à finir, cela ne va pas si vite.

« Je vis arriver, l’autre jour, une belle petite fermière de Bodégat, avec de beaux yeux brillants, une belle taille, une robe de drap de Hollande, découpée sur du tabis, les manches tailladées. Ah ! Seigneur, quand je la vis, je me crus bien ruinée : elle me doit 8 000 francs. Ce matin, il est entré un paysan avec des sacs de tous les côtés : il en avait sous ses bras, dans ses poches, dans ses chausses ; car en ce pays, c’est la première chose qu’ils font que de les délier ; ceux qui ne le font pas sont habillés d’une étrange façon : la mode de boutonner le justaucorps par en bas n’y est point encore établie ; l’économie est grande sur l’étoffe des chausses ; de sorte que, depuis le bel air de Vitré jusqu’à mon homme, tout est dans la négligence. Le bon abbé, qui va droit au fait, crut que nous étions riches à jamais. « Ah ! mon ami, vous voilà bien chargé ! combien apportez-vous ?

« — Monsieur, dit-il en respirant à peine, je crois qu’il y a bien ici 30 francs. » C’étaient tous les doubles de France, qui se sont réfugiés dans cette province avec les chapeaux pointus, et qui abusent ainsi de notre patience. »

VIEILLE FEMME AVEC LA COIFFE DU PAYS DE RENNES.

Mme  de Sévigné est ainsi occupée de questions d’argent. Ses lettres et les souvenirs contemporains décèlent parfois chez elle un état de gêne. Cependant, le jour où Marie de Rabutin-Chantal épousa, à l’âge de dix-huit ans, le marquis Henri de Sévigné, seigneur de Sévigné, de Coatquen, de Bodégat, d’Étrelles, de Lestremeur, de Launai, maréchal de camp et gouverneur de Fougères, ce jour-là, le 1er août 1644, elle apporta en dot 100 000 écus, ce qui constituait à l’époque un joli denier. Mais le marquis, dont la vertu conjugale n’avait rien d’exemplaire, ne se piquait pas non plus d’être un modèle d’ordre et d’économie. Sa mort violente, survenue sept ans après son mariage, dans un duel avec le chevalier d’Albret, n’empêcha pas,