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PANORAMA DE SAINT-BRIEUC.

Voici les premiers rochers à ras de l’eau, et les amas de pierres qui apparaissent de tous côtés, des agglomérations étranges qui font songer à des constructions primitives et à des ruines, des cavernes et des donjons écroulés, des dolmens et des menhirs, des porches et des fortifications. Le bateau se faufile à travers ces ruelles, entre dans un petit cirque, et le cercle de roches se referme derrière nous. C’est là que nous restons. l’ancre fixée, à attendre l’abaissement des eaux. Pendant ce temps, nous déjeunons, la tranche de gigot, de jambon, coupée sur le pain, un dessert de fromage, de beurre, de poires, et puis, c’est la lampe allumée, l’arôme du café qui se dégage, se mêle à l’odeur saline et à l’odeur du tabac, dans les courtes pipes de merisier.

Ce sont là des impressions toutes simples. D’où vient qu’elles restent ineffaçables ? Sans doute par l’heureux concours des circonstances, le voisinage d’un marin cordial, le fugitif échange d’une solidarité dans un lieu inconnu, avec un décor d’une beauté réelle et fantastique, et l’accord charmant du ciel et de l’eau. Je n’avais pas encore connu toutefois la plus forte sensation que pouvait faire naître ce paysage. Ce fut une sensation d’action, quand, une heure écoulée, le bateau se mit à rouler sur place, bord sur bord, penchant à droite, à gauche, chavirant presque. L’eau baissait. On la voyait se déverser hors du cirque de roches, en larges courants. Bientôt, le moment venu, chaussé d’espadrilles, vêtu d’un pantalon de toile et d’une chemise, je descends de la barque, j’entre dans l’eau presque jusqu’à la ceinture, et je marche dans le fouillis des herbes, brisant et refoulant les petites vagues. C’est cette sensation, ressentie à ce moment précis, qui est unique. J’ai eu, à marcher dans cette prairie maritime, gravissant de petits tertres, tombant dans des trous, explorant le fond de la mer, j’ai eu, dis-je, subitement en moi un envahissement de la vie primitive et naturelle, l’homme en contact direct, absolu, avec l’élément, cherchant sa proie dans le monde inconnu, dans la fraîcheur de l’eau, le fouillis des algues, le mystère des roches.

Cela dura ainsi tout le temps de la chasse aux crevettes, les bêtes rapides guettées dans les flaques, au soleil. À peine on les distingue, elles ont la couleur glauque de l’eau et tout à coup elles se détendent, passent comme des ombres grises, se jettent aux mailles du filet. D’autres dorment dans les herbes accrochées aux rochers, tombent dans le piège, et avec elles des petits crabes, des petits poissons semblables à des pièces d’orfèvrerie, à des métaux précieux, celui-ci surtout, minuscule, doré et bleu, dont la grosse tête est surmontée d’une toque ou couronne épineuse, qui se hérisse et darde un venin aux mains imprudentes.

L’arrivée de la mer montante renouvelle l’idée de lutte et de mystère. L’eau accourt de toutes parts, entoure les rochers, crée des courants. De longues vagues s’enroulent à mes jambes, montent à mes genoux, la prairie maritime se relève, se déploie en tous sens. Il faut entendre l’appel du marin, revenir vers la barque, attendre le flot, rentrer au port.

La côte, en allant de Portrieux à Saint-Quay, décrit une courbe sillonnée d’échancrures qui sont des grèves, dont la plus vaste est celle de Saint-Quay protégée par des murs de rochers qui reçoivent l’assaut des vagues. Le lieu appelé le Corps de garde, pointe avancée où se postent les douaniers, servit, pendant la