Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 08.djvu/269

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chers, débris de pierres sacrées, restes de châteaux et de chapelles. Tout cela est repris par la terre, fait partie du sol, tout cela est emporté par le même mouvement rythmé auquel semblent obéir les champs qui montent et qui descendent, les routes tournantes. Sur toutes choses, la violence d’une rude végétation, la ronce et l’aubépine, l’églantier et l’ajonc. De grandes étendues de landes aux fleurs d’or, de bruyères où les fleurs roses se mêlent aux fleurs couleur de rouille. Puis les couverts bocagers recommencent.

Soudain, au-dessus des basses verdures, une haute colonnade d’arbres s’aligne comme les piliers d’une cathédrale, en deux, trois, quatre rangées. Ce sont de grands ormes envahis de mousse et de lierre, maigres de feuillages aux branches inférieures, la tête épaissie et étalée. Entre leurs fûts, des sentiers d’herbe rase serpentent. À l’extrémité de leur nef et de leurs bas-côtés, une formidable ruine, envahie par la végétation, barre le chemin de la vision. De plus près, c’est une basse muraille, d’une épaisseur singulière, trouée d’un porche, ornée de quelques courbes romanes ou d’un commencement d’ogive. La terre et les plantes grimpantes montent à l’assaut des blocs. La ligne d’un sentier se contourne à travers les herbes. Des tracés d’ancien parc se devinent au rangement des arbres qui émergent des taillis. Un profond fossé se creuse, celui des anciennes douves, il est tout envahi de feuilles, de fleurs, d’épines, d’arbustes, d’arbres. Au fond, dans la terre restée grasse, des iris gigantesques. Partout, dans l’atmosphère bleue et verte, entre les arbres du talus et les arbres qui jaillissent des douves, au plus profond de l’obscurité comme dans les trouées de lumière, toutes les couleurs et toutes les lueurs.

Il faut marcher, et marcher longtemps à travers ce hallier, écarter les broussailles, franchir des haies, pour revoir les pleins champs et le plein ciel, tout un pays de verdures sombres, d’allées entre-croisées, d’amas de verdures où se révèlent, par un angle de pierre, une rondeur de tourelle, des ruines semblables à celle-ci. Çà et là une chaumière au toit fauve, couleur du sol. L’immobilité, le silence, la stupeur. Des silhouettes passent lentement, une coiffe blanche voltige au-dessus d’une haie. Un attrait invincible retient le voyageur sous les hauts arbres de l’allée, le ramène au porche ruiné. Il pénètre en écartant les ronces, gravit des éboulis de pierres, se hausse à une échancrure de muraille, plonge ses regards dans un verger abandonné. S’il reste là quelques instants, il n’entend que des bourdonnements d’insectes, le glissement d’un reptile, le bruit de la chute d’un fruit mûr parmi les graminées. S’il essaie encore d’avancer, il trouve une végétation impassible et hostile, inextricable. Tout repose d’un sommeil magique, dans cette survivance des choses mortes.

Cette magie éparse gagne le visiteur curieux. Il se demande si la vieille mendiante aperçue sur la route, et dont l’ombre s’est dissoute dans le soir, n’est pas la fée qui règne sur ce domaine endormi. Peut-être, en marchant bien doucement, en respirant à peine, en pénétrant au fond de ces antres et de ces ruines, trouverait-il une belle jeune fille qui dort depuis des siècles, la princesse des contes d’autrefois, l’âme ancienne de cette Bretagne embrumée de rêves qui appelle vers elle et invite au néant les passants nostalgiques, les imprudents qui viennent errer dans le labyrinthe de ses chemins et frôler ses verdures.

C’est la forêt des enchantements, c’est le jardin fermé, — c’est le pays de la Belle au Bois dormant.


(À suivre.) Gustave Geffroy.



CHAPITEAUX ROMANS À LAMBALLE.