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On a vu, même quand on le discutait respectueusement, et on verra de plus en plus le grand rôle de liquidateur du passé et de préparateur de l’avenir qui aura été le sien. Linguiste, historien, philosophe, il a dit la fin d’un état de l’humanité, et il l’a fait avec la noblesse de la mélancolie, avec le respect pour ceux qui avaient rempli leur vie et fourni une étape, mais aussi avec la belle clairvoyance de l’esprit et l’énergie de la parole. Et il a écrit ses livres d’une grâce légère, fuyante, insaisissable. Ses phrases plaisantes et fines, ses mots fleuris dissimulent la force irréductible. Si l’on s’avise de cela, on découvre qu’il n’y a pas contradiction, — il y a désir de tout harmoniser ; qu’il n’y a pas scepticisme, qu’il n’y a pas indifférence, — il y a sympathie universelle. « Si j’étais né pour être chef d’école, dit-il un jour, j’aurais eu un travers singulier : je n’aurais aimé que ceux de mes disciples qui se seraient détachés de moi. » Par là, on pénètre la pensée profonde de Renan, on aperçoit qu’il a donné rendez-vous à toutes les formes de la pensée, qu’il a voulu dégager ce qu’il y avait de semblable dans toutes les préoccupations religieuses ou philosophiques, d’apparences si opposées. S’il n’aperçoit pas trace du surnaturel, il ne nie pas le sentiment du surnaturel. S’il voit toutes les religions dans l’Histoire, il ne les dénonce pas comme des impostures, il les explique et les honore comme d’inquiètes et ardentes manifestations, — il est de ceux qui ont aidé à établir une définition nouvelle de la pensée religieuse, — il conduit et mêle tous les fleuves dans l’océan de la vie.

L’ÉGLISE DE PLOUARET.

L’œuvre de Renan, avec ses déceptions, son dilettantisme, son acceptation souriante de la vie, sa ferme affirmation, est comme un grand carrefour où les routes anciennes repartent en routes neuves. Quoi d’étonnant qu’il ait stationné, lui, Renan, là où il avait fait place nette et ouvert des voies. Il stationne dans l’espace, il interroge l’air libre, hors de toutes les cases des théologies et des philosophies. On entend passer, au-dessus de ce grand champ sans murailles, ce que le nostalgique qui était en lui appelait le bruit des cloches de la ville d’Is, mais on y entend aussi les voix de la nature et de l’esprit. Il n’y a pas de manuel inclus dans les livres de ce grand écrivain, aucun essai de codification, aucune formule. Renan a proclamé le libre choix. Il a enchanté le monde par la musique fine et profonde de son style où les idées se résolvent en harmonie. Il a parlé noblement à l’homme de sa destinée. Il est un de ceux qui ne s’en vont pas tout entiers, qui laissent après eux, sur la mer humaine, le sillage de leur passage, la lumière de leur poésie.

De Tréguier à Lannion, le trajet par route se fait à travers une succession de paysages et d’objets faits pour réjouir les regards et l’esprit. Tréguier quitté, après avoir passé à l’église en ruines de Saint-Michel, on atteint Minihy-Tréguier, non loin du château reconstruit de Kermartin, où naquit Yves Hélory, le seul avocat qui soit devenu un saint, et dont on célèbre la fête le 19 mai : que l’on formule un souhait, en passant à genoux sous la « table » de saint Yves, et l’on a chance d’être exaucé. Puis on aperçoit le château de Kerham près Camlez, les ruines du château de Kerguenalegan près Trézeny, on gravit une côte, on en descend une autre, et l’on entre à Lannion. La ville, bâtie sur la rivière de Guer, que le flux rend navigable, a deux aspects : celui des quais, créés en 1762, ombragés de vieux arbres, dominés de collines aux beaux mouvements souples, et celui de l’intérieur de la ville, percée de rues étroites, escarpées, pavées de cailloux pointus, qui conduisent heureusement à une longue et large place où s’épaulent, se bousculent, les maisons les plus extraordinaires, qui ressemblent à de vieux bahuts, de vieilles armoires, de vieilles commodes, aux façades récrépies, sculptées, peinturlurées, rapiécées, comme des devants de meubles réparés par des artisans de village.

Avant Lannion, il y avait là, dit-on, une cité maritime appelée Yaudet, qui a laissé quelques traces. La ville actuelle apparaît seulement au xiie siècle, sous le règne de la duchesse Constance. Deux cents ans plus tard, on la retrouve ceinte de murailles, ce qui n’empêche pas l’aventurier anglais Richard Toussaints d’y