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J’ai demandé le catalogue de l’humble bibliothèque, je l’ai lu. Il se compose à peu près de cent cinquante numéros. Il m’a fait songer au jeu dont on s’est amusé un hiver à Paris, à ce problème de savoir quels livres, en nombre limité, on emporterait si l’on était forcé au séjour à perpétuité dans une île déserte. Il est évident que ceux qui ont réuni ces cent cinquante volumes ne se sont pas mis en face d’un problème de ce genre. Dans la quantité, même, il y a des livres qui font songer à une autre liste, à la liste des livres que l’on n’emporterait pas. D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement du résumé de l’esprit humain qui pourrait satisfaire un lettré. Ce résumé existe, tout fait, par de nombreuses collections, et il devrait se trouver partout, lors même qu’il ne devrait servir qu’à un seul, qu’il ne devrait éveiller qu’un seul instinct, qu’il ne devrait former qu’une seule intelligence, lors même qu’il ne devrait servir qu’à l’instituteur, lequel a, comme tout homme, son éducation à continuer et à parfaire.

LE PETIT SAINT-JEAN ET SON MOUTON À LA PROCESSION DE SAINT-JEAN-DU-DOTGT.

Cela dit sur le fond des bibliothèques municipales et scolaires, le catalogue que j’ai eu sous les yeux n’est pas inutile. Il est pourvu de livres d’histoire et de science, de quelques monographies artistiques. La France et la Révolution y figurent pour une demi-douzaine de titres. Il y a des descriptions de la mer ; des traités d’astronomie, des relations de voyages, des biographies d’hommes illustres par Lamartine. Mais aucun ensemble n’apparaît, et même les ouvrages présents sont dépareillés. Quelques romans, médiocres pour la plupart : il n’y a guère que les noms de Walter Scott et de George Sand qui émergent. L’un des romans illustres entre tous, Don Quichotte, n’est présent qu’à moitié : il manque le premier volume. Le roman est le genre le plus demandé par les demi-bourgeoises, demi-campagnardes, du bourg, et il n’y a aucun inconvénient à cela. Le regret est qu’il n’y ait pas eu mieux à leur offrir : un bon roman est une bonne chose. Toute une autre série de livres indiqués me paraît excellente. Ce sont des ouvrages d’utilité consacrés aux travaux et aux produits de la terre, à la culture, au jardinage, à l’élève du bétail, etc., de la botanique et de l’histoire naturelle adaptées aux besoins du paysan. C’est avec ces livres-là, semble-t-il, que l’on pourrait donner aux enfants le désir de lire. Chaque volume devrait être, pendant un instant, au cours de la classe, lu et commenté par l’instituteur. Il est impossible que de cette graine semée à profusion, tous les grains soient inutiles, il est impossible que l’enfant ne retienne pas un mot de tout cela et ne le rapporte pas chez lui, que l’utilité du livre et de l’école n’apparaisse pas ainsi démontrée à quelque cervelle réfractaire.

Autre tableau de Plougasnou, où je ne suis pas allé seulement l’été, mais l’hiver, en décembre, à Noël. Je suis entré dans l’église, à l’heure de la messe de minuit. L’église est vieille, austère, droite et haute au milieu du cimetière. La pierre blanche du clocher est de la même couleur que les ossements des morts. Pendant cette nuit de Noël, lunaire, transparente, après une journée de pluie brumeuse, les files noires de tous les marcheurs de la campagne s’en venaient vers les ogives scintillantes, comme les mages et les bergers vers l’étoile. J’entrai, me promettant un spectacle d’autrefois, pour mesurer la profondeur du sentiment religieux, le degré de croyance et d’ardeur d’aujourd’hui.

L’église, peu à peu, se remplit. La partie réservée aux femmes est occupée déjà, toute noire et blanche, les visages roses et vivants, les coiffes de dentelle légères et palpitantes. Les hommes arrivent, un par un, deux par deux, d’un pas lourd, embarrassé, tournant leur chapeau rond entre leurs mains rudes. Ils entrent, trempent leurs mains dans l’eau bénite, font un vaste signe de croix, se précipitent, les genoux sur les dalles, prient. À peine relevés, debout ou assis selon les incidents de la messe, ils prennent leurs aises, causent, se moquent, ricanent, se disputent les chaises, s’envoient des bourrades.

Une odeur d’eau-de-vie, une odeur d’ivresse, une odeur humaine, sort de la foule bruyante. Les veux fermés, c’est le cabaret. C’est de là qu’ils viennent, c’est là qu’ils vont retourner. Ils n’ont peut-être pas mangé, mais ils ont bu jusqu’à onze heures et demie : tout à l’heure, ils vont aller communier des mains de ces prêtres, qui vont, viennent et chantent, impassibles dans le chœur.