Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 08.djvu/317

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passe dans des rues, des ruelles, au long de constructions fantastiques, châteaux, églises, monuments, débris, statues. Voici des sphinx, des lions. Voici des troupeaux de bœufs, des processions de moines. Voici une ville fortifiée, voici une cathédrale. Ils ont des noms sur la carte : le Grand et le Petit Pourceau, les Chèvres, le Cerf, le Bœuf, bêtes terribles qui tiennent encore, accrochés à leurs crocs, des morceaux de barques, des carcasses de vaisseaux. Près de l’îlot Quéménès, un navire crevé et effondré apparaît fixé avec son pont et ses trois mâts à la surface dé l’eau. Non loin, un vapeur allemand autour duquel sont des canots occupés au sauvetage des marchandises. C’est ainsi jusqu’à Ouessant la bien nommée : Enez Heüssa, l’île de l’Épouvante. « Qui voit Belle-Île voit son île, — dit le proverbe, — qui voit Groix voit sa joie, qui voit Ouessant voit son sang. »

Avant, nous touchons Molène où le facteur descend ses lettres, où le boulanger descend son pain, Molène, longue de 956 mètres, large de 609 mètres, dominée par une hauteur de 30 mètres, Molène qui est séparée parfois pendant plusieurs jours du continent par la tempête, et qui ne sait comment vivre si l’interruption se prolonge par trop. Après Molène, nous entrons dans le Fromveur, le grand courant où l’on sent, comme dans le chenal du Four et le chenal de la Helle, le passage de la Manche à travers l’Océan, la mêlée des deux mers. Vraiment oui, on le sent, à la force, à l’amplitude des vagues, à leurs batailles, à leurs remous. Quand le temps est mauvais comme aujourd’hui, c’est un tournoiement d’abîme dans lequel plonge et saute le bateau.

Enfin, c’est Ouessant, la pointe de la Jument doublée, la baie de Lampaul où la furie de la mer s’apaise, la population qui nous attend sur la jetée et sur les rochers. Je débarque, je déjeune à l’auberge, je cours l’île, du phare du Creac’h au phare du Stiff. C’est presque un désert, mais un désert peuplé de petits moutons noirs et blancs. Il y en a cinq mille, me dit-on, et qui sont toujours dehors, s’abritant du vent dans les angles de petits murs triangulaires et dans des creux d’herbe. Les maisons sont basses. Il n’y a pas d’arbres, sauf les arbres noirs du cimetière. Il y a des champs d’orge, de pommes de terre, que les femmes cultivent. À Ouessant, les femmes sont belles, graves, massives, comme le paysage où elles vivent. Grandes, vêtues de sombre, la coiffe en forme de casque, les cheveux coupés court et flottant en boucles fauves. Elles sont peu nombreuses aux champs aujourd’hui. Presque toutes sont au bourg, à une noce que j’ai vu passer, précédée d’un grand drapeau tricolore.

Ouessant a 8 kilomètres de long, 4 de large. Deux chaînes de collines basses la parcourent, forment les bassins de deux ruisseaux. Il y a environ 900 hectares de terre arable, cultures ou prairies. On vit ici comme ailleurs… Il y a une auberge, une station de canots de sauvetage, un maire, un juge de paix, un médecin, deux sages-femmes, et je crois que depuis mon voyage, on y a mis garnison, ce qui est une maladresse. Ouessant se garde bien sans soldats.

Il faut partir, retourner au Conquet à travers les écueils. Mais j’emporte avec moi la vision du plus beau spectacle de mer, Ouessant et l’Océan vus du haut du phare, l’île formidable allongée sur la mer comme un vaisseau farouche qui cingle vers l’ouest et remorque la Bretagne.


Gustave Geffroy.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE



ANCIENNE PROUE DE NAVIRE, À BREST.