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broyant nombre de maisons et démolissant seize églises sur les dix-huit que possédait la colonie ; des bancs de corail furent arrachés du fond de la mer et lancés sur le rivage. La Martinique également, et plus même que Saint-Vincent, a eu à subir plusieurs fois les impitoyables ravages des cyclones. J’y passais quelques mois après celui de 1891, le dernier qui dévasta le pays, tua trois cents personnes, et causa des dégâts évalués à près de cent millions. Fort-de-France et Saint-Pierre ressemblaient à des villes saccagées par un bombardement. Le plus épouvantable ouragan dont les Antilles aient gardé le souvenir fut celui de l’année 1780. Il y en eut même deux dans cette année, se succédant à six semaines d’intervalle. C’est encore la Martinique qui, à cette occasion, fut la plus éprouvée, bien que la Guadeloupe, Sainte-Lucie et Saint-Vincent aient été dévastés en partie. Rien qu’à la Martinique, neuf mille personnes périrent, dont mille à Saint-Pierre, où pas une maison ne resta debout. La mer s’était élevée à plus de 8 mètres par l’effet d’un raz de marée, balayant d’un seul coup cent cinquante habitations. À Fort-de-France, la cathédrale, sept autres églises et cent quarante maisons furent détruites de fond en comble ; plus de cinq mille malades furent ensevelis sous les décombres de l’hôpital.

Et voici encore les cendres qui commencent, quand nous approchons de Sans-Souci ; elles vont en augmentant au fur et à mesure que nous avançons vers Georgetown. Il n’y a pas plus d’hôtel ici qu’à Château-Belair, mais il y a le resthouse, où j’aurais pu trouver un refuge suffisamment confortable, si mon aimable compagnon de route, lié d’amitié avec un habitant de Kingstown, n’avait sollicité la faveur d’occuper la villa que cet ami y possède au bord de la mer. Les domestiques ont été prévenus, nous nous installons dans une maison luxueuse et déballons le panier de provisions que nous avons emporté. Néanmoins, tout ce qu’il m’a été donné de voir dans les environs de Georgetown, au cours des excursions que nous y avons faites, peut s’appeler « du déjà-vu » : des cendres, et toujours des cendres, tantôt pareilles à toutes celles que mon pied a foulées ces derniers temps, tantôt plus granuleuses et ressemblant à des grains de plomb. Mêmes plaines macabres et dénudées, où quelque arbre, dépourvu de ses branchages, apparaît comme un spectre ; mêmes ruines éparses dans la solitude, Et cependant, la puissance de la sève tropicale, j’en suis convaincu, ne tardera pas à se manifester ; de-ci, de-là, un tronc de bananier, démoli par la tourmente, se met à repousser ; les cendres, délayées par les pluies, et constituant dans ces pays volcaniques des tropiques un humus incomparable, se couvrent tout doucement en maints endroits de petites pousses, de mousses, d’arbustes, et dans un avenir prochain, ces tristes plateaux noirs et gris, où la mort semble régner, seront recouverts d’une toison de verdure et formeront de nouvelles plantations.

PITONS DE CENDRES DU CÔTÉ DE CHÂTEAU-BELAIR. — D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.

Ne voit-on pas la vanille à Bourbon, la canne à sucre à Maurice, le café à Java, pousser vigoureusement au milieu des laves et des scories que les volcans ont vomies dans les siècles écoulés ? Ne désespérons donc pas de l’avenir de ces malheureux pays, cruellement éprouvés aujourd’hui, pour peu que les feux souterrains veuillent bien se reposer longtemps, se contentant de la misère qu’ils ont semée au milieu de populations sans défense.

Pendant mon arrêt à Georgetown, j’ai l’occasion de me trouver en présence de quelques victimes des éruptions de mai ; elles ont été affreusement brûlées ; mais, recueillies à l’hôpital du village, elles ont pu guérir de leurs blessures, grâce à la sollicitude et aux bons soins qui les entouraient. Leurs faces défigurées étaient effroyables à voir, les infirmiers de l’hospice eux-mêmes ont reculé d’épouvante en les apercevant. Les blessures ont été, dans la plupart des cas, causées par un fin gravier brûlant qui, lancé en l’air avec une rapidité inimaginable, perçait la peau et se logeait sous l’épiderme. Une vieille négresse m’affirma que le 7 mai, beaucoup de personnes avaient été écrasées à 6 et 8 kilomètres du cratère par des pierres énormes. L’une de ces pierres aurait même tué dix