Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 09.djvu/500

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en grand deuil, et qui sont venues à Guéméné pour un enterrement. Malgré leur veuvage et la cérémonie à laquelle elles viennent d’assister, elles sont gaies et avenantes, causant avec à-propos, répondant malicieusement aux avances que leur fait lourdement un vieux commis-voyageur. Ce flirtage est un peu agaçant, et la scène d’intérieur n’est pas en rapport avec le charmant extérieur de Guéméné. Enfin, les deux mantes noires quittent la table, et le bonhomme détale bientôt à leur suite, féru de l’espoir de dîner avec elles ailleurs. Mais il a pris leurs malices pour des coquetteries, et je l’aperçois bientôt, assez penaud, laissé là par les deux voyageuses sagement reparties pour Hennebont avec leur veuvage. Ce dénouement ramène la gaieté dans mon esprit un moment chagriné de la sotte suffisance de l’homme et anxieux de la vanité étourdie de la femme. Les poules se sont moquées du renard. Je puis voir Guéméné en toute tranquillité.

La même pluie douce et lente continue de tomber. Je m’abrite un instant chez une boutiquière qui croit que ce temps-là n’est pas naturel, et qu’il est dû à la catastrophe de la Martinique. Mon voiturier, en route, m’avait déjà tenu ce discours. Et tout à l’heure, sous la halle où je m’abrite pour laisser passer une ondée trop forte, un charroyeur, un peu titubant, vient me fournir la même explication. Je le quitte pour aller voir le château, car Guéméné, avant d’être un bourg, a été un château, bâti au xie siècle, rebâti au xve, qui résista aux Ligueurs, mais fut emporté par les Chouans. Il n’en reste aujourd’hui que les ruines des neuf tours, et c’est au milieu de ces ruines qu’un petit château moderne a été construit. On le voit de la rue, simple et paisible au milieu d’un jardin, habitation très modeste avec un grand toit qui lui donne bon air. Ce n’est pas l’avis de la boutiquière qui me dit : « Madame n’a pas su faire construire : il y a plus de toit que de maçonne. » C’est une dame, en effet, qui habite là, toute seule, tout du long de l’année, avec ses bonnes et ses jardiniers. Elle est chez elle, et tout le monde est admis chez elle. Entre qui veut. Il n’y a qu’à pousser la grille. Aucun chien n’aboie contre le visiteur. Aucun domestique ne vient vous demander votre carte ou vous présenter un registre à signer. Il y a une boutique d’épicerie enclavée dans la propriété, et l’épicière vous renseigne si vous y tenez : voilà tout. On n’aperçoit, à quelque vitre du petit château, qu’une coiffe blanche et des mains qui tricotent. La tête ne se tourne même pas pour vous regarder passer. Allez, venez, partez, restez, promenez-vous, asseyez-vous, faites à votre guise. Ici, le passant est, pour le temps qui lui convient, le maître du domaine,

LES BAINS DE LA REINE AU CHÂTEAU DE GUÉMÉNÉ, SA VASQUE DE PIERRE, SES MASCARONS.

Ce domaine vaut d’être possédé, ne fût-ce qu’un instant. Les murs sont abattus, il n’y a plus qu’un fragment de la chapelle. Il reste aussi debout un portail, des pilastres, à une extrémité du pont, et une porte avec sa poterne à l’autre bout. On a laissé la nature conserver et orner ces restes. Le jardin a été bien tracé, avec ses allées, ses pelouses, ses massifs ; mais, le cadre une fois fait, il semble que par places on ait laissé déborder les forces vives. C’est une profusion d’arbres, de plantes et de fleurs, sur un merveilleux terrain qui se creuse et se relève en molles ondulations, qui s’en va en pentes douces jusqu’aux fossés d’autrefois, qui se relève sans effort pour atteindre aux crêtes des vieilles murailles enfoncées dans le sol. Je ne puis décrire exactement ce que j’ai vu. Il m’est surtout resté dans la mémoire un spectacle reposant, délicieux et grandiose, marqué à la fois de richesse et d’indifférence, mais une richesse sans apprêt, sans ostentation, faite de la seule beauté des choses naturelles, mais une indifférence qui est une soumission amoureuse aux lois du temps et des saisons. Ce jardin du château de Guéméné, plus j’y songe, est un lieu particulier et unique qu’il faudrait habiter longtemps pour le connaître et pour le pénétrer. Peut-être même l’entreprise est-elle impossible. Il s’offre à vous avec l’abandon que j’ai dit, mais sa courtoisie est hautaine, il garde comme une expression de sécurité ironique et mystérieuse, vous met au défi de vous assimiler la vie qui s’est écoulée là et qui est restée éparse, qui rôde autour des vieilles pierres et s’évapore au parfum des roses. Je suis une allée qui contourne un creux verdoyant, et tout à coup j’entends des paroles qui sortent de terre, mêlées au clapotis de l’eau. Ce sont des lavandières que l’on n’aperçoit pas et qui se disent sans doute tous les mystères d’autrefois avec les commérages d’aujourd’hui et les prévisions de demain. Je longe le bord du rû qui coule entre les arbres au feuillage léger et les fleurs aquatiques de la rive et j’arrive à une barrière au delà de laquelle, enclavées aussi dans la ruine, sont tapies une chaumière et une étable. Une bonne femme à coiffe noire surgit avec une vache et me souhaite