Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 09.djvu/506

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jeune fille est jolie, trop jolie même, et pas assez sage, probablement, car elle écoute demi-souriante, demi-gênée ou émue, les paroles banales et grossières de ces deux petits sous-placiers d’amour. Ah ! celui qui entre est sans doute un important, car il entre bruyamment et en toisant les quelques personnes assises à la table. Puis, deux autres messieurs du même genre, du même monde, qui prennent place, aux meilleures places probablement. Tous trois causent ensemble, seulement ensemble, et ils ont raison, car ce qu’ils racontent n’intéresse personne que ceux qui aiment à passer aux tables d’hôtes pour des personnages.

Plus loin, un demi-jeune ménage. La dame est triste et pâle et paraît avoir mal au cœur. Elle ne boit que de l’eau et roule des petites boulettes de pain qu’elle ne mange pas. Elle et lui sont ce que l’on appelle des gens bien élevés, car ils ne causent pas et ne prennent d’aucun plat. Près d’eux, un monsieur qui sait qu’on ne parle qu’au dessert. Parlera-t-il au moins ? Ensuite, un vieux monsieur grognon qui trouve tout mauvais, qui est jaloux de la part de son voisin, et se plaint d’être mal servi au monsieur d’en face qui, là-dessus, lui fait la théorie que la table d’hôte ne vaut pas la table de famille où l’homme, l’époux, le père, le chef enfin, est toujours servi le premier et a droit aux meilleurs morceaux. Auprès de lui, un jeune homme blond pâle ne cause pas, mange modérément et se lève avant la fin. Il n’a regardé personne, pas même la jolie bonne, qui pourtant le regardait beaucoup. Encore un couple, un monsieur et sa femme qui mangent et rient toujours, sans s’occuper de ce qu’il y a autour d’eux. En face, deux messieurs corrects, à moustaches, ne prenant que leur place, ne mangeant pas la part du voisin, l’air calme et réservé, mais malgré cela toujours prêts à passer l’huilier et la salière. Ce sont des Anglais en voyage, et ils font bonne figure de gens bien élevés parmi cette vulgarité ; et je n’y peux rien, quoique je sois fier d’être Français, tout comme un autre. On a la sensation, en les regardant, du « chacun chez soi et chacun pour soi », mais ils n’encombrent personne, voyagent pour leur plaisir et non pour ennuyer les autres.

UN ATTELAGE DE CHEVAL ET DE BŒUFS DANS LES MONTAGNES NOIRES.

Enfin, le dîner est fini. Le monsieur n’a parlé au dessert que pour redemander du fromage. Le demi-jeune ménage remonte dans sa chambre en ayant l’air de pleurer. Les deux petits sous-placiers s’attardent avec la jeune bonne dans le couloir. Les notabilités s’en vont solennellement au café de l’hôtel. Le vieux monsieur grognon sort sans saluer personne. Le couple rieur s’en va rire ailleurs. Les Anglais remontent « chez eux » pour prendre du thé et du whisky et écrire leur « correspondance ». On ferme la salle à manger. Le repas des souris va commencer. Mais ce n’est pas seulement la table d’hôte, de même à peu près partout, qui me donne la sensation désagréable de Gourin. Un repas est bien vite pris, quand il vous ennuie, et l’on s’en va chercher la distraction de la vision et la joie de l’esprit au dehors. Mais c’est Gourin même qui me surprend et qui détonne, au cours de ce voyage à travers la Bretagne, si finement et richement colorée. Gourin est tout noir, d’un vilain noir. Je cherche en vain la cause de cette teinte générale. On croirait que la pluie a délayé de la poussière de charbon de terre dans les rues, et que l’on a badigeonné les murs des maisons, les portes, les intérieurs, et même les gens, avec cette boue. C’est à croire que les « montagnes Noires », détrempées par la pluie, se dissolvent et coulent à travers le village. Je ne me crois pas en Bretagne, mais plutôt aux abords de quelque cité industrielle du Nord, dans un voisinage de houillères. Je me figure aussi qu’il y a des villages d’Auvergne qui ont cette mine-là ; mais non, la nature d’Auvergne doit sa noirceur au sombre et brillant basalte, non à cette crasse répandue partout. J’ai beau aller et venir, parcourir les rues, les ruelles, partout je retrouve cette même impression de deuil. Heureusement, au moment où je redescends vers le bas du bourg, je trouve un bal installé, les gens qui dansent gaiement aux sons