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LES MONTS D’ARRÉE, VASTE CIRQUE DOMINÉ PAR LE MAMELON DE SAINT MICHEL.

qu’ils se tirent d’affaire, qu’ils courent les villages, les marchés, qu’ils achètent, qu’ils revendent. Après leur journée faite, leur gain assuré, ils se reposent dans leur oasis.

Moi, mon repos, je compte le prendre à la Feuillée, où je suis déjà venu, il y a quelques années. Je me souviens d’une jolie route ombragée au long de laquelle un curé lisait son bréviaire, et d’une petite auberge à je ne sais plus quelle enseigne, du Cheval-Blanc ou du Soleil-Levant, où je fus accueilli par deux excellentes bonnes femmes comme l’enfant de la maison qui reviendrait d’un long et fatigant voyage. Le bon souper de canard froid et de chevreau, et la bonne chambre, encombrée de je ne sais combien de lits, de ces lits de plume dont l’édredon rouge touche au plafond. On grimpe et on tombe là-dedans, après une journée de fatigue, comme on tomberait dans l’éternité, une éternité duveteuse et chaude qui vous donne des sensations d’oiseau blotti, caché au plus profond d’une forêt, à l’abri de tout. Le lendemain matin, je me souviens qu’au départ les bonnes hôtesses me choyèrent encore, me forcèrent à boire d’un vin blanc qu’elles me dirent excellent pour m’aider à continuer ma route. J’entends encore leur voix, leur accent : « Buvez, buvez, pour vous régâler. » Je me « régâlai » donc, emportant le souvenir de ces belles vieilles faces pures et fines, où les yeux bleus, perdus dans les rides, ont gardé la candeur et la malice de l’enfance. Le reste du visage sait la vie, dit la fatigue, l’usure, la bouche a parfois le sourire triste de ceux qui ont eu leur part grande de chagrins et de deuils, mais il n’y a ni méchanceté, ni amertume, sur ces visages parfaits où se lisent la sérénité de la vie et de la mort. Il y a beaucoup de ces visages de vieilles femmes en Bretagne.

Me voici revenu, et je cherche mon Cheval-Blanc ou mon Soleil-Levant, mes hôtesses, leur petite salle d’auberge où je m’attarderais volontiers, où j’attendrais peut-être le soir, pour habiter encore la petite chambre, et partir avec un verre de vin blanc, au fin matin. Mais hélas ! je ne retrouve rien. On m’a changé ma Feuillée, à me faire croire que j’ai rêvé. Les vieilles sont peut-être au cimetière, mais leur vieille maison, où est-elle ? Je vois, dans l’angle de la place, un hôtel neuf où je n’ai pas envie d’entrer. Je retrouve pourtant mon allée d’arbres. Ah ! feuillée de la Feuillée, que tu palpitais doucement dans l’air, autrefois ! Tout cela est morne, aujourd’hui, comme abandonné, et le voyageur dit au voiturier de s’en aller bien vite.

Je m’en vais, en effet, par la grande route, avec je ne sais quel regret bizarre de quitter cette région dévastée et chaotique des monts d’Arrée pour rentrer dans la vie dite civilisée. Cette grande route, pourtant, qui conduit à Huelgoat, est bien belle, avec la vallée en contre-bas, les verdures sombres, les blocs de