Aller au contenu

Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 10.djvu/429

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est le souvenir d’une personnalité d’un tout autre genre qui peut mener le voyageur à Sarzeau. La mémoire de Le Sage se perpétue par la maison où il naquit. Une plaque donne la date de sa naissance : 8 mai 1668. C’est la maison bretonne : une grille, une cour plantée d’arbrisseaux, un rez-de-chaussée, un premier étage, un grenier, une porte, six fenêtres, des murs solides, une apparence humble et tranquille. Le Sage partit de là pour étudier chez les jésuites de Vannes, perdit son père à quatorze ans, fut employé aux finances de la province, vint à Paris en 1692 et y devint un littérateur. On sait la verve et le sérieux de ses œuvres : Crispin, le Diable boiteux, Turcaret, Gil Blas. Parmi ces œuvres, il y a deux chefs d’œuvre : Turcaret, la psychologie du financier et de l’arriviste (le mot n’existait pas au xviie siècle, mais le type existait, comme dans tous les temps), et Gil Blas, qui est vraiment, à sa façon, un poème retors et bigarré de la vie humaine dans le cadre d’une Espagne de brigands, de grands seigneurs, d’ecclésiastiques, de femmes naïves et rusées. Le Sage a laissé là une philosophie d’observateur sous forme de récit. Ce Breton, né à Sarzeau, mourut à Boulogne-sur-Mer, en 1747, chez son fils, qui était chanoine.

FEMME DE VANNES EN COIFFE DU MATIN.

La mer du Morbihan, qui baigne Sarzeau, est, comme l’indique son nom (mor : mer, bihan : petite), un bras de mer, sorte de lac maritime avec une ouverture sur l’Océan. Cette petite mer intérieure a environ 20 kilomètres de long sur 12 de large. Elle communique avec la grande mer par un chenal naturel de 1000 mètres de large, limité au sud-est par la pointe de Monteno et au nord-ouest par la pointe de Kerpenhir. Elle se grossit de plusieurs ruisseaux et rivières. Sa beauté, c’est la quantité d’îles qui émergent de ses flots tranquilles. Autant d’îles que de jours dans l’année, dit avec exagération une locution courante. C’est un fleurissement de rochers aux couleurs changeantes sous la lumière. La plupart de ces îles ne sont pas habitées. Quelques-unes (une quarantaine) abritent quelques cabanes et quelques barques. Les deux plus importantes sont l’île d’Arz et l’île aux Moines. Il y a une église ancienne à l’île d’Arz : pour donner une idée de la population de ces iles, notons qu’il y a environ douze cents habitants dans la commune formée par l’île d’Arz et quelques îlots voisins, et qu’il y en a environ quatorze cents dans l’île aux Moines. Mais l’île qu’il faut surtout visiter, c’est Gavr’inis (île de la Chèvre). Elle renferme un tumulus qui est classé comme le plus beau monument mégalithique du Morbihan. Son dôme a 8 mètres de hauteur, sa circonférence est de 100 mètres. On y pénètre par une galerie longue de 13 mètres, tracée par deux rangées de menhirs, ou pierres droites, qui supportent des tables de pierre, ou dolmens : c’est l’allée couverte, et c’est aussi une allée pavée de granit. Ce couloir de pierre aboutit à une salle, ou chambre, à peu près carrée, d’environ 2 m. 50 de côté, bâtie à la façon du couloir, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une réunion de menhirs qui supportent une pierre plate énorme. Une ouverture, qui est un jour de souffrance, éclaire cette salle singulière dont les parois portent des traces de dessins, de sculptures, d’ornementations. Je comprends que les chercheurs se soient acharnés à la découverte et à l’interprétation de ces monuments singuliers. Nous nous trouvons en présence, cela est certain, des premiers vestiges de l’art de bâtir dans ce pays. Ces couloirs, ces salles, ce sont les premiers essais de maisons en pierre, ce sont les constructions qui ont succédé aux grottes, cavernes, huttes de branchage, cabanes faites de troncs d’arbres. Comment les hommes d’alors ont-ils transporté ces pierres qui ne proviennent pas toutes de l’île ? À grand renfort d’hommes et de barques. Mais par quels moyens, par quels leviers, les hommes ont-ils pu remuer ces masses ? et quelles barques ont pu supporter ce poids ? Peut-être aussi Gavr’inis n’était-elle pas une île à cette époque. Mais reste toujours la question du transport (sur quels chariots ?) de ces énormes blocs. Pour la signification, il faut s’en tenir à une signification religieuse. Ce n’est pas ici la demeure d’un chef, mais un lieu de réunion pour les adeptes, un décor mystérieux pour l’action des prêtres. Avec le tumulus de Gavr’inis, nous sommes en présence d’un essai d’architecture élevée à une puissance inconnue, temple intérieur, dont l’extérieur a la forme d’une bosse, d’une motte de terre, église souterraine avec sa nef et son chœur.