Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 10.djvu/435

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partagé les peines et les plaisirs de nos semblables. Il y a de bien affreux personnages dans les villes, qui vivent parmi la foule et les rues agitées, comme des loups dans les bois. Il y a bien des férocités tragiques, bien des vanités comiques, bien des manies, bien des ridicules, et tout, certes, n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais on éprouve, tout de même, avec les autres hommes, le sentiment de la solidarité. On se dit que tous travaillent pour nous, et que nous travaillons pour tous. Cette foule, où chaque individu a ses concurrents et ses ennemis, crée néanmoins un foyer chaleureux où nous pouvons réchauffer notre énergie. Ce travail distribué par catégories sociales, ces alvéoles de l’immense ruche où chacun cherche à se blottir, cette concurrence vitale qui exalte les forts et martyrise les faibles, cet ensemble d’affaires, de négoces, d’intérêts, d’humbles habitudes journalières, a quelque chose de routinier et de brutal à la fois, et bien des cris d’appel sont étouffés dans ces tumultueuses agglomérations. On accepte pourtant ce tumulte avec ses conséquences, en rêvant de plus d’harmonie et de justice, on l’accepte pour être avec les « autres », avec les humains nos semblables, avec ceux qui rendent la terre possible. Un seul ne pourrait rien. Tous peuvent pour un seul. De même qu’à Rochefort-en-Terre le voyageur pouvait regretter le vieux Vannes, de même ici on regrette Rochefort. D’où il ne faut pas inférer qu’il n’y a qu’une ville possible, la plus grande. Non, et je n’ai pas changé d’avis, je suis prêt à renouveler mes déclarations sur les bienfaits, la vie complète, l’atmosphère chaude, la sécurité charmante du bourg breton.

Il faut faire du chemin pour trouver en cette région un de ces bons asiles. Si l’on s’écarte de la lande, c’est encore et longtemps la solitude. Pas de villages. Parfois, une triste chaumière qui semble veiller sur le chemin, et qui semble aussi avoir peur. De quoi a-t-elle peur ? Du silence, du mystère, du vent, des voix qui courent en sifflant dans l’espace, de la pluie, de l’inconnu qui fait frissonner toutes choses, de tout, de rien. Les gens sont rares. Ils se cachent peut-être, et si on les aperçoit, ils saluent, le visage immobile, l’air peureux. Si on leur parle, ils se rassurent. Leur timidité n’est qu’un héritage du passé, elle est aussi le produit de leur vie isolée et la marque de leur misère. Si les temps ne sont pas trop durs, si leur champ leur a donné quelque récolte, s’ils ont leur soupe au lard, leur pain, leurs pommes de terre, un peu de lait ou de cidre, une gaieté les anime, ils sont les maîtres d’un instant, ils oublient la veille et ne pensent plus au lendemain. Le voisinage de la lande de Lanvaux suffit aussi pour expliquer leur humeur. Ils ont beau avoir passé des années devant cet horizon monotone, cette terre ravagée, quelles pensées riantes peuvent éclore en eux parmi ces quartiers de rocs, ces ajoncs et ces genêts, ces fondrières, ces bruyères rabougries, ces pauvres plantes qui ne peuvent, faute de ruisseaux, s’abreuver que de l’eau des nuées les jours d’orage en été, de la neige fondue en hiver. Au milieu de cette triste végétation, on aperçoit aussi, de temps à autre, quelques menhirs qui deviennent plus nombreux vers l’est, dans le voisinage du Haut-Brambreis.

Je reviens par Elven dont la haute tour se dresse au-dessus de bois magnifiques. Cette tour est celle du château de Largoët, où l’on dit que Richemont, futur roi d’Angleterre, y a été gardé prisonnier. Octave Feuillet en a fait le décor de l’un des chapitres du Roman d’un Jeune Homme pauvre. On parle toujours de la tour d’Elven, mais il y a deux tours. L’une, le donjon, est haute de 40 mètres, l’autre n’a que 20 mètres. Non loin, la colonne milliaire de Saint-Christophe, contemporaine d’Aurélien.


(À suivre.) Gustave Geffroy.



MATIN. BAIE DU MORBIHAN.