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ouvriers de Paris, entonnaient à pleine voix les hymnes patriotiques et révolutionnaires, que venaient écouter les habitants du Palais, groupés sur les glacis de la Citadelle. La belle saison passée, les réunions avaient lieu dans un préau couvert, où des représentations furent vite organisées, avec une scène, un orchestre, suffisants pour donner l’idée des mélodrames du boulevard, joués par des acteurs convaincus. Il y eut des banquets anniversaires de 1830, de 1848, des manifestations à des enterrements, le drapeau rouge déployé, le cortège faisant plusieurs fois le tour du préau ; il y eut des révoltes, des punitions. On enfermait les punis au Château-Fouquet, non plus dans les chambres de la maison, mais dans les cachots de la cave, affreuses cellules sans air et sans lumière. Il y eut aussi des tentatives d’évasion : l’une est restée célèbre dans l’île, celle de Blanqui et de Cazavan, qui avaient fait marché avec un pilote, et qui furent livrés par celui-ci. Enfin, tout ce monde fut dispersé. Les uns avaient fini leur temps. D’autres furent graciés, et parmi eux Barbès. Blanqui fut transporté en Corse.

La principale industrie de l’île était, autrefois, l’élevage des chevaux : on y rencontre, en effet, d’excellents pâturages, d’où il sortait annuellement 7 à 800 chevaux de traits de la plus belle race bretonne. L’élevage continue sur un champ moins vaste, forme des sujets — bœufs, chevaux et porcs — remarquables. Il ne faut pas omettre non plus que l’on cultivait dans l’île la pomme de terre, avant la vulgarisation de Parmentier : les patates ont été importées par les Acadiens, venus ici lorsque les Anglais, qui occupaient Belle-Île, la cédèrent à la France contre la Nouvelle-Écosse ou Acadie, en 1763. Enfin, de nos jours, l’activité s’est portée sur l’industrie des conserves ; des usines occupent un grand nombre d’ouvriers et d’ouvrières. La mer est abondante en homards, et l’on pêche, avec la sardine, le congre, le thon, les anchois, etc.

Je quitte le Palais, son port, sa rue des Ormeaux, je quitte l’odeur de la rogue, pour m’en aller explorer l’île, qui constitue sûrement un monde intéressant.

LEVER DE LUNE, À BELLE-ÎLE.

Sauzon, à l’est du Palais, se nomme aussi Port-Philippe, et c’est surtout, en effet, un port. Le petit bourg échelonne ses quelques maisons au pied des collines reflétées par l’entrée d’eau, dont l’étendue est de plus d’un kilomètre. Quelques maisons se dressent sur la côte : futur pays de villégiature pour ceux qui aiment le vent et l’eau. À l’ouest du Palais, c’est la pointe Taillefer, c’est Port-Sallo, gagnés par le sentier des falaises grimpant les pentes gazonnées, traversant les vallons humides, les landes fleuries, les plages de sable blanc. Le surlendemain, je vais au sud, tout droit par la route du Phare, qui longe la belle allée de pins de la maison Trochu, aboutit au hameau de Kervillaouen, bâti au pied du phare. Le paysage, ici, est d’une beauté grandiose. Pour le voir dans toute son étendue, je grimpe l’escalier du phare. La colonne de granit, haute de 84 mètres, s’élève parmi des massifs de tamaris. La chambre des veilleurs est admirable de simplicité : là, aucun surcroît de meubles, aucun entassement de bibelots et de paperasses. J’y voudrais une ou deux gravures au mur et quelques bouquins, les bouquins indispensables, les fameux bouquins que l’on emporterait dans une île déserte, mais c’est tout. C’est parfait, cette alcôve taillée dans la pierre, ce lit, cette table, cette chaise, cette horloge à caisse de bois, cette double fenêtre, et le paysage entrevu. D’en haut, en tournant autour de la lanterne, je vois le pays se dérouler sous mes regards ; le tracé des routes, des sentiers, les champs délimités, les maisons qui semblent des dés ou des dominos à toits rouges ou bleus, — c’est le paysage de terre ; une ligne de côtes farouches, un amas de roches qui s’amoncellent et s’avancent dans l’eau, des plages de sable, des lames énormes, une écume blanche sur une ligne sombre, qui part de Port-Goulphar et de Port-Domois, au pied du phare, et qui s’en va jusqu’à la pointe des Poulains, près Sauzon, — c’est le paysage de mer.

Je me fixe à Kervillaouen, dans une petite maison où je trouve une chambre et une salle à manger d’auberge, cabaret où viennent les pilotes. Je trouve aussi un compagnon, Claude Monet. Je ne connaissais le peintre que par un échange de lettres, mais nous sommes devenus vite amis et d’une amitié qui a duré. C’est en sa compagnie que j’ai vu les côtes de la mer Sauvage, le Talus, Port-Goulphar, Port-Coton, toutes ces entrées de mer parmi les falaises rocheuses énormes, les blocs couverts d’herbe fine et de bruyères. En avant, ce sont des pierres dressées dans le fracas des vagues, des obélisques, des pyramides, des animaux fantastiques, un lion que le flot charge d’une crinière d’écume. À Port-Scheul, toujours en remontant vers le nord, ce sont des dunes grises, dorées, orangées. La grotte de l’Apothicairerie ouvre sa nef mystérieuse. Le port du Vieux-Château est une crique où l’on a l’idée d’une