Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 10.djvu/486

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et de petits yeux malins dans cet amas de graisse. La couleur non pas rose, ni rouge, mais violette, lie de vin. Ce colosse avait pour épouse une vieille femme vêtue de noir, la face encadrée d’un serre-tête noir, le corps menu. C’était elle qui faisait les comptes, et qui les faisait bien. Lui, Batifoulier, c’était le maître d’hôtel parfait, sa maison et lui ne faisaient qu’un. Il fallait le voir, sur le quai, sonnant la cloche des heures de repas. Avec quelle conviction il tirait la chaîne ! Jamais orateur à une tribune, prêtre à un autel, n’eurent la mine plus grave. Qu’était-ce donc, alors qu’il présidait la table d’hôte ? car il prenait ses repas avec ses pensionnaires. Placé au centre de la table, occupant facilement trois places à lui tout seul, il servait la soupe aux choux aux fonctionnaires réunis là, deux fois par jour, et aux déjeuneurs et dîneurs de passage. Il servait aussi les sardines, montrant comment il fallait les manger, les engloutissant d’une seule bouchée, après leur avoir enlevé la tête et l’arête avec dextérité. Combien en mangeait-il ? Je ne sais. Mais c’était effrayant. Et il me semblait que les bateaux dont j’avais vu les mâts balancés sur l’eau, devant la porte de l’hôtel, n’étaient là que pour débarquer les sardines destinées à apaiser la faim du terrible ogre auvergnat. Il découpait aussi le rôti, et il versait le cidre. Bonhomme, au total, très prévenant, très fier de son rôle, faisant largement les honneurs de sa maison, une manière de grand et gros seigneur, le mousquetaire Porthos, ayant échappé aux grottes de Locmaria, et devenu hôtelier à Audierne.

LA ROUE À PRIÈRES DE L’ÉGLISE DE COMFORT.

On était donc bien chez Batifoulier, malgré les sardines à tous les repas, et qu’il était difficile de refuser, sous le regard toujours aux aguets dans l’immense visage violet. On y cuisait aussi de délicats morceaux au moment de la chasse, et tous ces messieurs de l’enregistrement, des contributions, de la gendarmerie, etc., n’étaient pas en reste, comme on le pense bien, pour raconter leurs aventures de guérets et de landes, à la poursuite d’un gibier, qui n’était d’ailleurs nullement hypothétique. Mais la mer aussi était là, bien tentante, et le bord de la mer, cette ligne infléchie de la baie d’Audierne qui va de la pointe du Raz à l’anse de la Torche et aux roches de Penmarch. De la jetée, lancée hardiment en plein océan, la vue est magnifique sur cette baie grande ouverte. Le port n’est pas de l’importance de Douarnenez et de Concarneau. Il n’y a pas plus de cent bateaux de pêche à Audierne, mais ils suffisent pour animer l’étendue par leurs sorties et par leurs retours, par leurs courses et leurs arrêts dans la baie. Ils sont montés par des hommes rudes, qui sont calmes et silencieux à l’habitude, au moment des appareillages, mais qui deviennent ardents et bruyants le dimanche, lorsque leur désœuvrement va de cabaret en cabaret. Je me souviens d’un dimanche où j’étais allé en promenade à Plouhinec, de l’autre côté de la rivière de Goayen. Un peu attardé, je ne refis pas le grand tour par le pont, je voulus revenir dans l’une des barques montées par les marins d’Audierne. Je me repentis bien vite de cette fantaisie, et pensai cent fois chavirer pendant le court trajet, dans le petit bateau effroyablement chargé d’hommes pris d’eau-de-vie et qui s’en allaient comme des fous parmi d’autres barques délirantes. Je préférai, ensuite, lorsque je retournai à Plouhinec, qui est un village singulier, bâti parmi les cailloux, je préférai, dis-je, prendre le plus long pour éviter la baignade, et peut-être la noyade.

Je poussai plus loin que Plouhinec, toujours suivant la côte, par le sentier des douaniers. C’est d’une désolation, d’une solitude sans pareilles. J’ai marché, je crois bien, toute une journée sans rencontrer un être humain, en dehors des arrêts dans les villages, et encore les villages donnaient-ils, eux aussi, l’impression de la solitude, tant ils étaient mornes, ce jour-là, tous les hommes à la mer, toutes les femmes aux champs, des enfants assis sur les seuils, graves comme des vieillards, une femme derrière un comptoir, des visages, entrevus plutôt que vus, à quelque vitre sombre. Pour arriver à l’un de ces villages, il fallait quitter le bord sauvage de la mer, s’engager dans des sentiers bordés de petits murs faits de pierres superposées, ou franchir ces landes dont la rude verdure peut seule résister à l’âpreté et à la violence du vent. Il y avait seulement, de temps à autre, quelque pauvre champ de pommes de terre ou de blé, clos de pierres, où se lisait le dur et touchant effort du laboureur pour arracher un peu de vie à cette terre déshéritée. L’un de ces villages est Plozevet, je devrais dire l’un de ces abris. Les maisons sont réunies autour