du 81° 30′, peut-être même plus loin dans le nord-est, je n’ai pas osé la figurer sur la carte. Je me suis contenté de donner un nom à la terre située entre le 86e et le 84e parallèle, et d’appliquer au reste la formule : « Apparence de terre ». Un explorateur trouvera profit à étudier cette région. En avant de ce massif, la Barrière est très disloquée ; dans toutes les directions, des crevasses, des séracs, des bombements et des vallées.
L’étape suivante, le voisinage de la terre se manifeste sur la Barrière. Trois fois auparavant, nous avions traversé cette région par temps couvert. Aujourd’hui enfin un ciel dégagé nous permet de l’examiner. Cette zone accidentée, qui commence au 81° 12′ de latitude sud, est très étroite du nord au sud ; 8 kilomètres environ ; par contre, dans le sens est-ouest, elle se prolonge à perte de vue. D’énormes pans de glacier se sont affaissés, ouvrant de larges gouffres béants, qui pourraient engloutir des caravanes entières, et de ces dépressions rayonnent dans tous les sens des crevasses de fort mauvais aspect ; avec cela, partout des monticules et de ces petits mamelons en forme de meule de foin. Que nous ayons traversé trois fois cette région sans accident, cela est extraordinaire. Aujourd’hui nous la passons à toute vitesse, en nous faisant aussi légers que possible. Hansen enfonce à moitié dans une crevasse, mais s’en tire sans difficulté.
21 janvier. — Dépassé le dernier cairn, par 80° 23′ de latitude. Je le vois disparaître avec mélancolie. Nous nous étions pris à aimer ces pyramides de neige ; chaque fois que nous les rencontrions, nous avions l’impression de retrouver de vieux amis. Nombreux et importants ont été les services rendus par ces gardiens silencieux de notre longue route solitaire.
Dans la journée, nous atteignons le gros dépôt du 80° de latitude. Il contient un document du lieutenant Presterud, le chef de l’escouade de l’est, annonçant son passage en ce point avec Stubberud et Johansen, à la date du 12 novembre. Dès notre arrivée, nous lâchons les chiens. Tout de suite, ils se précipitent sur le monceau de viande de phoque, non pas tant pour manger que pour se battre. Aujourd’hui, ils ont une raison de se disputer. Après avoir tourné plusieurs fois autour des carcasses de phoques, ils contemplent la viande, puis mutuellement se regardent de travers et finalement se lancent les uns contre les autres dans une mêlée sauvage. Une fois la bataille et la bombance terminées, chacun va se coucher près de son traîneau. Le dépôt du 80° parallèle renferme encore de nombreux approvisionnements, et il est facile à découvrir. Aussi bien, pourra-t-il servir à une expédition ultérieure. Pour nous, la rude besogne est accomplie !
Le 25 janvier, à quatre heures du matin, nous sommes de retour à Framheim, avec deux traîneaux et onze chiens. Tous, bêtes et gens, nous sommes encore très vigoureux et en parfaite santé. Lorsque nous entrons dans la maison, nos camarades dorment du sommeil du juste. Stubberud, réveillé en sursaut, se dresse sur son cadre et nous regarde fixement, ; évidemment, il nous prend pour quelque apparition mystérieuse. L’un après l’autre nos amis ouvrent les yeux : leur air ahuri témoigne qu’ils ne comprennent pas encore… Une fois que tout le monde a repris conscience de ce qui se passe, ce sont de cordiales étreintes de part et d’autre. « Où est le Fram ? » telle est notre première question. Grande est notre joie en apprenant son heureuse arrivée. C’est alors seulement que nos camarades nous demandent : « Et le Pôle ? Y êtes-vous parvenus ? — Naturellement ; autrement, vous ne nous auriez pas revus. »
Ensuite, Lindström met la bouilloire au feu pour le café, et bientôt l’odeur des « hot-cakes » se répand dans la pièce comme autrefois. S’il faisait bon dehors sur la Barrière, il fait encore meilleur chez soi. Et c’est avec une douce et pénétrante satisfaction que nous nous sentons au terme de notre longue absence. L’expédition a duré quatre-vingt-dix-neuf jours, pendant lesquels nous avons couvert une distance de 3 000 kilomètres.
Le Fram est arrivé le 8 janvier, après un voyage de trois mois depuis Buenos Aires. Aujourd’hui, le mauvais temps l’a obligé à prendre le large. Le lendemain, il est signalé ; aussitôt Framheim s’anime. On endosse les fourrures, et on attelle les chiens. Nous tenons à montrer à nos camarades la vigueur qu’ont gardée nos bêtes. On entend le halètement du moteur, puis le nid-de-pie apparaît par-dessus la crête de la Barrière, enfin voici la coque de notre cher Fram ! Combien joyeux je monte à bord, et avec quelle effusion je remercie ces braves gens d’avoir ramené leur navire au prix de tant de dangers, et d’avoir accompli en route une œuvre féconde. Tous ont l’air heureux, mais personne ne parle du Pôle. À la fin, Gjertsen laisse échapper : « Eh bien ! Y êtes-vous allés ? »