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dans les limites qui conviennent aux hommes du Nord. Bientôt même les tauds peuvent être amenés. Ce fut un vrai soulagement d’être débarrassés de ces toiles et de pouvoir circuler partout.

Le 16 octobre, à midi, l’observation nous place dans les environs de la Trinité du Sud, une oasis isolée du désert humide de l’Atlantique austral. Nous avions l’intention de tenter un débarquement ; dans la journée, le moteur ayant dû être arrêté pour un nettoyage, force nous est de renoncer à ce projet. Au crépuscule, nous apercevons vaguement la terre ; cela suffit cependant pour assurer le contrôle de nos chronomètres. Dans ces parages, nous pouvons avoir la chance de rencontrer un vent favorable. Actuellement nous avons couvert 6 000 milles ; il nous en reste 10 000 à parcourir, et les jours s’enfuient avec une étonnante rapidité. Vers la fin d’octobre se produit le changement souhaité : une fraîche brise de nord s’élève et pousse allègrement le navire vers le Sud. Avant le 31 nous avons atteint le 40°, c’est-à-dire la zone où nous sommes presque sûrs de trouver des vents frais soufflant dans la bonne direction. Notre route est désormais dans l’Est, le long de la zone australe des brises d’ouest, entre le 40e et le 50e parallèle.

Nous avons placé notre confiance dans ces vents ; s’ils nous faisaient défaut, grande serait notre déconvenue. Dès que nous entrons dans leur domaine, ils nous font sentir leur force. Le traitement qu’ils infligent au navire n’est pas précisément doux, mais ses effets sont excellents ; nous filons à toute vitesse vers l’Est. Une escale projetée à l’île Gough est abandonnée, en raison de la hauteur de la mer qui ne permet pas l’approche de l’étroit mouillage de cette terre.

… Nous sommes en train de regagner le temps perdu en octobre. Comme je l’avais prévu, nous passons dans le sud du cap de Bonne-Espérance deux mois après le départ de Madère. Le jour même où nous franchissons le méridien de la pointe australe de l’Afrique, une véritable tempête arrive sur nous, accompagnée de lames extrêmement hautes ; sur cette mer énorme, notre bateau se comporte admirablement et montre ce dont il est capable. Si une seule de ces gigantesques montagnes d’eau s’abattait sur le pont, elle enfoncerait tout. Mais le Fram est un merveilleux navire. Quand la vague arrive par l’arrière, menaçant de nous submerger, il s’élève d’un mouvement élégant, et la lame monstrueuse glisse sous ses flancs. Un albatros ne ferait pas mieux.

Kerguelen se trouvant sur notre route, pour diverses raisons nous décidons d’y faire escale et de rendre visite à nos compatriotes, qui ont installé une station de chasse à la baleine dans cette île. Depuis quelque temps, nos chiens maigrissent, probablement parce que leur alimentation ne comprend pas de corps gras en quantité suffisante : or, à Kerguelen, le chantier de dépècement nous fournira toute la graisse dont nous avons besoin. En outre, quoique la provision d’eau soit suffisante, à condition de la ménager, j’aimerais remplir les caisses, J’espérais de plus pouvoir nous adjoindre trois ou quatre hommes. Une fois l’escouade de terre débarquée, l’équipage ne comprendra plus que dix hommes : un effectif très faible pour sortir le navire de la banquise et l’amener ensuite à Buenos Aires en doublant le cap Horn. Enfin un débarquement sera une agréable diversion à la monotonie de notre vie. Poussés par des brises d’ouest très fraîches, nous approchons rapidement de l’île. À cette époque, la distance parcourue chaque jour s’élève en moyenne à 150 milles ; une fois, elle atteint même 174 milles, la meilleure moyenne de toute la traversée, une belle vitesse pour un navire lourdement chargé et n’ayant qu’une voilure réduite.

LE PONT DU « FRAM » DANS LA ZONE DES VENTS ALIZÉS.

Dans l’après-midi du 28 novembre, l’île appelée Cap Bligh, située à quelques milles au nord de Kerguelen, est en vue. Le temps n’étant pas très clair et ne connaissant pas ces parages, nous passons la nuit à la cape. Le lendemain matin, une éclaircie nous permet de prendre des relèvements. Nous nous dirigeons