Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 19.djvu/40

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vers le Royal Sound, où se trouve, croyons-nous, la station des baleiniers. Sous la fraîche brise du matin, nous allions doubler le dernier promontoire, quand soudain un coup de vent s’abat sur nous ; en même temps, cette côte inhospitalière disparaît derrière un épais rideau de pluie. Donc point d’autre alternative : que de tenir de nouveau la cape pour je ne sais combien de temps ou de nous remettre en route. Sans hésitation, nous décidons de reprendre la mer. Certes, il eût été agréable de rencontrer des compatriotes, mais il était plus utile encore d’avancer rapidement sur le chemin de la Barrière, dont 4 000 milles nous séparent encore. L’avenir prouva que nous avions eu raison d’agir ainsi.

Décembre amène des vents favorables, plus frais encore que ceux qui ont soufflé en novembre. Au milieu du mois, nous sommes déjà à plus de moitié route entre Kerguelen et notre destination.

Nous sommes tous en parfaite santé, et plus nous approchons du but, meilleur est notre moral. À l’excellente qualité de nos vivres doit être attribué le remarquable état sanitaire du bord pendant ce long voyage. Après avoir eu, de Norvège à Madère, une table somptueuse, alimentée principalement par de jeunes porcs que nous avions embarqués, nous dûmes nous rabattre sur les conserves. Le changement de régime ne sembla pas désagréable, grâce à la variété de nos provisions. Il y avait à bord deux tables, mais toutes deux avaient le même menu. Le déjeuner qui a lieu à huit heures comportait des hot-cakes, des confitures, de la marmelade d’orange ou du fromage, du pain frais, du café ou du cacao. Le dîner était composé d’un plat de viande et d’un dessert. Pour économiser l’eau, le dimanche seulement on servait de la soupe. Des conserves de fruits de Californie formaient la base de nos desserts. Manger le plus souvent possible, et en grande quantité, des fruits, des légumes, des confitures, est le meilleur remède préventif contre les maladies. À dîner, comme boisson, de l’eau ou du sirop ; tous les mercredis et tous les dimanches, on buvait un schnaps. Par expérience, je connais les effets miraculeux d’une bonne tasse de café chaud, lorsque l’on est réveillé en pleine nuit pour prendre la garde. Une gorgée suffit à mettre d’aplomb un homme grincheux et à moitié endormi. Aussi le café pour les quarts de nuit fut une institution permanente.

ON SERRE UNE VOILE DÉCHIRÉE.

Vers Noël, nous touchons presque le 150° de longitude est, par 58° de latitude sud ; 900 milles nous séparent encore de la banquise. Fini, cet admirable vent d’ouest, qui nous a poussés pendant des semaines. Durant quelques jours ensuite, nous rencontrons des calmes ou des brises contraires. L’avant-veille de Noël, nous sommes gratifiés de pluie et d’un vent frais de sud-ouest.

Pour pouvoir célébrer cette fête, il est nécessaire que le temps soit de la partie ; sans quoi l’éternel roulis rendra impossible tout préparatif. Quoique la mer soit toujours grosse, Lindström confectionne avec ardeur les gâteaux traditionnels. Nous essayons de le persuader de nous les donner de suite, lui représentant que les gâteaux ne sont bons que lorsqu’ils sont servis chauds. Notre chef fait la sourde oreille et met sous clé ses pâtisseries. En attendant le plaisir de les déguster, nous devons nous contenter de leur fumet.

La veille de Noël arrive et avec elle un temps magnifique. La mer est calme comme depuis des semaines elle n’a pas été. Le navire ne bouge plus ; rien ne s’oppose donc à ce que l’on commence les préparatifs. Dans la journée, c’est un remue-ménage complet. Le salon avant est fourbi ; les panneaux en ripolin luisent comme des glaces ; les cuivres étincellent comme des ors et les pavillons disposés le long des panneaux jettent partout des notes claires. Au-dessus de la porte, un transparent porte la formule traditionnelle : Glœdelig Jul (Heureux Noël).

Le phonographe est installé dans une cabine sur une planche suspendue au plafond ; le piano étant complètement désaccordé, nous devons malheureusement renoncer à un concert. L’un après l’autre, les