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extrémités, il a placé de gros coins, pour que je puisse mettre plusieurs paires de bas, et enlevé une semelle afin d’augmenter l’espace utile. Après cette transformation, mes chaussures réunissent toutes les qualités désirables : leurs semelles dures permettent l’emploi des attaches de ski Huitfeldt-Höyer-Ellefsen, et elles sont assez souples pour ne pas gêner le pied. L’expérience me suggéra encore d’autres changements, et, avant le départ pour le Pôle, mes bottes passèrent de nouveau entre les mains de Wisting ; après une seconde refonte elles furent parfaites. C’est ainsi que chaque jour des perfectionnements sont apportés à notre équipement. Les diverses parties de notre garde-robe subirent également des modifications. L’un mettait des œillères à sa casquette, l’autre n’en voulait pas ; un troisième se couvrait le nez d’un passe-montagne, tandis qu’un quatrième dédaignait cet appendice, et chacun apportait un entêtement extrême à la défense de ses idées. Au point de vue pratique, tout cela ne présente guère d’intérêt ; ces discussions offrent toutefois l’avantage d’entretenir la gaîté dans notre petite colonie. Le chapitre des bretelles excita également de très vives polémiques. J’en inventai un modèle et fus très fier de le voir adopté par un camarade. C’était là un fait exceptionnel. Rarement l’un de nous acceptait une idée suggérée par un autre ; chacun voulait suivre ses propres inspirations et faire preuve d’originalité. En principe, tout ce qui ressemblait à quelque chose déjà en usage ne valait rien.

Le 21 février au soir, nous sommes parés pour le départ. La manière brillante dont les chiens se sont comportés dans la précédente expédition nous a fait présumer de leurs forces, et cette fois nous chargeons trop les traîneaux. Le 22 février, à huit heures et demie du matin, la caravane se met en route laissant Framheim à la garde de Lindström ; elle est composée de huit hommes et de sept véhicules tirés par quarante-deux chiens. Cette expédition a été la plus pénible de toutes.

Elle dura du 22 février au 21 mars. Le 27 février, nous arrivâmes au dépôt établi précédemment au 80°. Les cairns étant construits sur la ligne même de l’itinéraire : en cas de brume, on peut les marquer s’ils ne sont pas très rapprochés, et s’écarte-t-on de la route, on est exposé à ne plus les apercevoir. Donc, pour signaler le dépôt du 80°, nous plantons de chaque côté sur une ligne est-ouest dix bambous munis d’un pavillon noir à des intervalles de 900 mètres. Le glacier se trouve ainsi barré par une ligne de jalons sur une distance de 9 kilomètres à l’est comme à l’ouest du dépôt. Chaque bambou porte un numéro d’ordre par suite, à sa vue on sait de quel côté et à quelle distance on se trouve de la cache. Ce système de repérage nous donna toute satisfaction.

Le 28 février, nous poursuivons notre route vers le Sud. À mesure que nous avançons dans l’intérieur, la température baisse, nous avons −43° et même −45°. Les chiens sont fatigués. Ils ont les jambes raides et les pelotes des pattes tailladées de coupures ; aussi, le matin, les départs deviennent laborieux.

L’INTÉRIEUR D’UNE TENTE DE CHIENS.

Ces blessures sont causées par la neige qui forme verglas ; trop mince pour supporter le poids des attelages, elle se rompt à leur passage, et ses débris coupent la plante des pieds de nos compagnons. En outre, des boules de neige durcie s’insèrent entre les palmes de leurs pattes et les écorchent. Autrement graves sont les blessures auxquelles les chiens sont exposés sur les banquises au printemps et en été. La glace de mer, beaucoup plus tranchante, coupe profondément leurs pelotes et, de plus, le sel pénètre dans les cicatrices. Aussi, pour remédier à cet inconvénient, enveloppe-t-on de chaussettes les pattes des attelages. Cette précaution fut inutile pendant nos expéditions. À la suite de leur long séjour à bord, le cuir des pattes de nos bêtes était devenu très tendre ; pendant l’hiver, il se raffermit probablement ; en tout cas, au printemps, quoique la piste fût plus rugueuse qu’en automne, notre cavalerie ne souffrit pas de cet inconvénient.