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Le dépôt que nous installons au 81° de latitude renferme 560 kilogrammes de pemmican pour les chiens. Faute de bambous, son emplacement est indiqué par des planches provenant des caisses d’emballage et que nous plantons dans la glace sur une distance de 9 kilomètres, à l’ouest comme à l’est. Ces fiches ont une hauteur de 0 m. 60 ; dans cette région, les précipitations étant extraordinairement faibles, nul danger qu’elles soient recouvertes par la neige. Pour nous permettre de nous orienter dans le cas de brouillard, les piquets placés à l’est portent une encoche faite à la hache. Ces petits morceaux de bois épars sur la vaste plaine de neige ont l’air de bien petites choses, pourtant grand est leur rôle ; c’est d’eux, pour ainsi dire, que dépend le succès de notre entreprise.

Le 5 mars, la colonne se divise. Bjaaland, Hassel et Stubberud reviennent en arrière, tandis qu’avec quatre compagnons je poursuis vers Le Sud pour aller installer un troisième dépôt encore plus loin. Je renvoie un de mes chiens qui a été blessé par ses harnais et je continue avec cinq bêtes seulement. Mon attelage est devenu très maigre et paraît épuisé ; quoi qu’il en soit, il est nécessaire de pousser jusqu’au 82°. J’avais eu l’espoir d’atteindre le 83°. Nous ne le pouvons à cause de nos chiens.

NOTRE CUISINE À FRAMHEIM.

Les souffrances de ces excellents animaux sont le seul souvenir triste de mon exploration antarctique. Je leur ai demandé plus qu’ils ne peuvent donner. À ma décharge, je dois ajouter que je ne me ménage guère non plus. Avec des bêtes épuisées, mettre en marche un traîneau, pesant presque une demi-tonne, n’est pas un petit travail ; parfois il faut pousser soi-même la lourde machine pour déterminer les chiens à avancer. Depuis longtemps, le fouet est devenu inefficace. Quand je l’emploie, les animaux se pelotonnent simplement les uns contre les autres, en essayant d’abriter leurs têtes. Très souvent, après m’être dépensé en efforts pour faire avancer mon attelage, je n’ai d’autre ressource que de faire appel au concours de camarades. Deux poussent alors le traîneau, pendant qu’un troisième manœuvre le fouet en hurlant de toutes ses forces. Dans de pareilles circonstances, l’homme devient méchant et perd toute sensibilité. Comme notre nature peut changer ! J’aime tous les animaux et évite de leur faire du mal. Je ne possède aucun goût pour la chasse ; sauf en cas de danger de mort, jamais il ne me viendrait à l’idée de tuer une bête, excepté les rats et les mouches. Dans les conditions de vie ordinaires, j’aime mes chiens, mais les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons sont exceptionnelles, — ou bien peut-être est-ce moi qui ne suis pas dans mon état normal. La seconde hypothèse est probablement la vraie. Le dur labeur quotidien et l’énergie farouche avec laquelle je poursuis la réalisation de mon programme me rendent brutal. Malgré ses hurlements plaintifs, sans pitié je fouaille Thor, un bon gros chien très doux, afin de le faire avancer. Ses lamentations me laissent indifférent ou plus exactement, je me refuse à vouloir en comprendre le sens, et la pauvre bête doit continuer, jusqu’à ce qu’elle tombe. Son autopsie révéla qu’elle avait succombé à un énorme abcès dans la poitrine.

À midi, le 8 mars, nous sommes par 81° 54′ 30″ de latitude. Nous parcourons encore 10 kilomètres vers le Sud et, à trois heures et demie, nous dressons le camp sous le 82° parallèle. Et le lendemain nous procédons à la construction du dépôt et à la mise en place des repères qui permettront de le retrouver. Je laisse en arrière mon traîneau, que mes chiens, épuisés, sont incapables de tirer ; plus tard, ce véhicule pourra nous être utile ici. Le cairn, haut de 4 mètres, est surmonté d’un bambou auquel est attaché un pavillon.

C’est le 10 mars que nous commençons le retour, retour pénible, car la fatigue des attelages met obstacle à ce que cette fois nous nous fassions voiturer comme au retour de la précédente expédition. Le froid est intense et il ira grandissant les jours suivants, allant de −32° à −43°.

Le 15 mars, le meilleur chien de Wisting tombe pour ne plus se relever. Au moment de distribuer son cadavre entre ses camarades, nous changeons d’avis, craignant que l’abcès dont il est mort n’ait infecté