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jouit, d’ailleurs, d’une vue panoramique immense sur la campagne d’Orange émaillée de nombreux villages, jalonnée par des lignes de noirs cyprès, couverte de chênes verts, d’oliviers, d’amandiers. Depuis les îles du Rhône jusqu’à la formidable pyramide du Ventoux, toute la plaine est baignée par cette atmosphère claire et subtile qui est un des privilèges du Midi et les rayons du soleil couchant mettent une auréole au faite du théâtre millénaire.

Orange possède encore les restes importants d’un cirque, voisin du théâtre, les ruines d’un château fort bâti sur la colline Saint-Eutrope au xive siècle par les princes d’Orange, enfin une cathédrale romane, Notre-Dame, dont les remaniements successifs ont détruit la primitive ordonnance ; s’il y a la matière à dissertation pour l’archéologue, il n’y a qu’intérêt très secondaire pour le simple touriste.

Sept lieues à peine séparent Orange d’Avignon, mais nous sommes si vivement intéressés par les monuments antiques que nous décidons de leur réserver les premières journées du voyage et, remettant à plus tard notre visite à la cité des papes, de nous diriger vers les Antiques de Saint-Rémy pour gagner de là le pont du Gard, descendre jusqu’à Nîmes et revenir par Arles. À Graveson, cependant, où se détache la route qui conduit à Saint-Rémy par Vaillane, la soirée est si belle, la Montagnette se dore de si jolies teintes que nous nous laissons tenter et montons au monastère de Frigolet pour y passer les dernières heures du jour. Bien singulière cette Montagnette dont les replis sauvages, dont les pentes arides et désertes courent le long du Rhône, d’Avignon à Tarascon ! Dans un de ces replis se cache le monastère, si bien dissimulé qu’on se demande où il peut bien être lorsque subitement, à un coude du chemin solitaire, on voit surgir de la folle végétation d’un parc les deux tours octogonales de son église et ses bâtiments abandonnés. Car les Prémontrés qui y récitaient leurs prières ont dû subir la loi commune de l’expulsion et, vaincus dans un siège demeuré fameux, fermer leur église, leurs oratoires, leur salle capitulaire et leurs cellules. Tout est désert à Frigolet, la cour est solitaire et la porte entr’ouverte, partout le silence et partout l’abandon. Dans les bosquets incultes seuls les rossignols chantent la nuit prochaine, des roseraies devenues sauvages s’exhalent de doux parfums et nous passons de longs instants dans ce monastère sans moines à voir tomber le jour et s’allumer les étoiles. La descente vers Graveson, par les lacets jalonnés de tourelles crénelées, qui furent les stations d’un chemin de croix, puis par le vallon tout blanc de lune est charmante. L’arrivée au village l’est beaucoup moins, car l’hôtel du Petit-Saint-Jean, où il nous faut chercher un gîte, n’est pas précisément confortable : la chambre est sans porte et les lits durs, mais le dîner improvisé ne manque pas de saveur provençale et le mistral qui, tout à coup, se lève avec furie nous fait trouver fort bon de n’être pas dehors.

LES MAS, PRÈS DE MAILLANE, ABRITÉS DERRIÈRE LEUR RIDEAU DE CYPRÈS.

Dès l’aube en selle et par vent arrière ! À peine au sortir de Graveson on aperçoit Maillane et ses gigantesques platanes, Maillane, la patrie du grand poète de Provence, Mistral, dont la verte vieillesse est toute de bonne grâce et d’accueil aimable aux étrangers[1]. La route est douce et la promenade exquise dans cette verte campagne où les pittoresques mas se succèdent, abrités derrière leur impénétrable rideau de cyprès. La jolie bourgade est encore endormie ; voici sa porte fortifiée, son église mignonne, un pont sur un clair ruisseau, puis la maison du poète (la maison d’Horace, comme l’appelle très justement Marieton), le mas du Juge où naquit Mireille, le mas des Espagnols, berceau des Mistral, et la route de Saint-Rémy qui fuit vers les Alpines.

  1. Depuis que ces lignes ont été écrites Mistral n’est plus. Il s’est éteint le 25 mars 1914 dans son mas de Maillane, âgé de 83 ans. La Provence a perdu son poète et la France a vu disparaître avec lui l’un des plus nobles caractères du siècle.