Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 20.djvu/303

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cous sont tendus, les cornes menacent, les rangs se serrent, toute la gent bovine pressent évidemment que quelque chose d’insolite va se passer. Certes, la besogne n’est point facile et il faut toute l’agilité, toute la souplesse et la calme intrépidité des gars pour la mener à bien : dans cette mêlée de bêtes aux trois quarts sauvages, ils doivent chercher à isoler les bouvillons en âge d’être sevrés et à les amener par ruse jusqu’à l’enclos de palissades où l’opération doit avoir lieu. Les y amener seuls est chose impossible, car les mères veillent jalousement sur leur progéniture et ne la quittent point ; le troupeau, d’ailleurs, semble se conjurer tout entier pour préserver du fer vainqueur les jeunes animaux effarés et vouloir les protéger d’une triple ceinture de croupes nerveuses. Il s’agit donc de réduire au minimum le nombre des bêtes qui escorteront jusqu’à l’enceinte les jeunes génisses et les bouvillons tėtus. À dix fois, il faut s’y reprendre et c’est une série de galopades éperdues aux flancs de la colonne pour contraindre à y demeurer les sauvages émancipés ; mais les chevaux que l’on emploie à cet usage sont admirablement dressés et les gardians merveilleux équilibristes. Enfin, à force de patience, la troupe est canalisée ; effarés, tête baissée, le mufle fumant, les animaux se précipitent dans une folle mêlée et pénètrent dans l’enceinte spécialement aménagée, par la palissade grande ouverte puis vivement refermée.

Cette enceinte peut avoir environ 50 mètres sur chaque face. La partie vraiment délicate et émotionnante de l’opération va commencer et les gardians doivent y déployer autant de vigueur physique que d’adresse : ils sont vraiment beaux à voir dans cette lutte, dans ces corps à corps avec des animaux indomptés, ces hommes qui rivalisent entre eux de souplesse et de force et qui semblent se jouer des cornes menaçantes et des galopades effrénées. À pied, confondus parmi la troupe turbulente, le lasso en main ou tendu à l’extrémité d’une perche flexible, ils cherchent à fixer le nœud coulant aux cornes des bouvillons qui passent en trombe à leurs côtés. Il faut avoir l’œil exercé pour saisir le moment propice, tout en sur veillant les bêtes qui menacent, à chaque instant, de vous renverser au passage. Maintes fois le lasso tombe, mais l’animal se dégage et tout est à recommencer. Enfin, le nœud tient bon ; cinq ou six gars se précipitent sur la corde fuyante et, d’une traction vigoureuse, amènent de vive force, à l’entrée de l’enceinte, l’animal éperdu qui se débat et agite comme un forcené sa tête entravée. Un gardian se détache alors du groupe et saisit le bouvillon par les cornes ; un corps à corps palpitant s’engage, l’homme cherchant à maintenir l’animal immobilisé, puis, par une brusque torsion du cou, à le renverser sur le flanc. Tous n’y parviennent pas seuls et nous avons vu des bouvillons, ou plus résistants, ou plus robustes, n’être mis à terre que par quatre hommes réunis ; mais certains de ces rudes gars, dans un effort puissant, qui fait saillir leurs muscles et affluer le sang au visage, deviennent tout seuls maîtres de la brute.

UNE BELLE PÊCHE (700 LIVRES DE POISSONS). ENVIRONS DU GRAU DU ROI.

L’animal gît à terre, mais il n’est point encore dompté ; sa tête est maintenue sur le sol à force de bras, mais les flancs s’agitent dans une indescriptible fureur et les sabots battent l’air en de terribles ruades. Les gardians réunis en deviennent maîtres enfin. On passe dans les naseaux fumants de la bête une sorte d’anneau en bois dur, de forme elliptique, jouant librement autour du mufle et qui, par sa position naturelle au moment où l’animal veut téter, s’oppose à l’introduction des mamelles dans la bouche et permet ainsi le sevrage. Cette petite opération ne va pas sans une douleur momentanée et la bête, qui se crispe, doit être doublement maintenue. En même temps, la lame effilée d’un couteau lui coupe un petit triangle de l’oreille. C’est un honneur toujours réservé aux invités que de recevoir ce petit bout d’oreille, car c’est l’insigne du parrainage. Nous recevons donc chacun le nôtre et donnons incontinent à l’animal le nom sous lequel il sera dorénavant désigné dans le troupeau. Il ne reste plus qu’à procéder au marquage.