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sance russe, ont transporté à celle-ci un serment d’allégeance qu’ils n’avaient jamais prêté qu’à regret à la dynastie mandchoue qui trône encore à Pékin. Il est plus que probable que les empiétements journaliers des Russes en Mantchourie n’ont pas été sans influer sur cette grave détermination des tribus khalkas. La manière dont se sont opérés ces empiétements ne laisse pas que d’être caractéristique.

Le traité de Nertschinsk, conclu en 1733 entre la Chine et la Russie, désignait la chaîne des monts Yablonoïs, qui donne naissance aux affluents septentrionaux de l’Amour, comme la frontière naturelle des deux empires. Or, en 1845, un voyageur de Saint-Pétersbourg, M. Middendorff, découvrit le long d’un de ces affluents et bien au sud de la ligne de faîte des Yablonoïs, une borne dressée à l’époque du susdit traité par les commissaires chinois, trop paresseux sans doute pour aller l’ériger au sommet des montagnes. Aussitôt acte fut pris de cette trouvaille, les cartes russes furent corrigées, et peu à peu la limite des possessions moscovites descendit jusqu’au thalweg du grand fleuve. Nicolaïevsk, une place forte, fut fondée à l’embouchure même de l’Amour, et quand un envoyé de Pékin s’y rendit pour intimer aux Russes, selon le formulaire du Céleste-Empire, l’ordre de purger de leur présence le sol chinois, on se contenta de lui montrer les batteries de quelques vaisseaux de guerre et de lui demander « si cela ne suffisait pas pour légitimer et maintenir les faits accomplis ». C’était, on le voit, la réponse même que la lice fait à sa compagne dans un apologue bien connu ; la Chine dut s’en contenter en cette occasion, et, à en juger par ce qui a suivi, dans beaucoup d’autres encore.

En 1854, le gouvernement russe chargea une commission d’aller étudier ses nouvelles acquisitions. Rendus à Irkoustk dans le courant de l’hiver, les membres qui la composaient s’acheminèrent, le printemps venu, vers les vallées supérieures de l’Amour, les uns par Kiachta, rendez-vous connu des caravanes chinoises, les autres par le lac Baïkal, ce grand emporium des relations futures de la Sibérie avec les mers orientales ; après avoir franchi par des routes carrossables les cols faciles et peu élevés des monts Stavonoïs, ils étaient tous réunis à la fin de mars 1854 sur les rives de la Chilka, dans la ville d’Ust-Strelka, où les attendait le steamer destiné à les porter jusqu’à l’océan Pacifique. Nous allons les suivre sur le grand fleuve, en nous aidant principalement de la relation de M. Pirmikin, géologue et naturaliste de l’expédition.


Aspect du fleuve. — Les ruines d’Albasin. — Indigènes. — Un de leurs temples. — Végétation et culture.

Partis le 30 mai, nous rencontrâmes sur la rive gauche une tribu d’Orotsches, branche de la grande famille des Toungouses. Ces peuplades sont tributaires de la Russie et tributaires si bénévoles que pendant tout le siècle et demi écoulé entre le traité de 1689, qui enleva ces régions à la Russie, et celui de 1842 qui les lui rendit, ces bonnes gens n’ont pas manqué une seule fois d’adresser incognito leur impôt annuel de fourrures au grand Khan blanc de l’occident. Plus loin, nous rencontrâmes des Toungouses dans des bateaux faits en écorce de bouleau. Ils appartenaient à la tribu de la Mauri et ils payent, à ce qu’il paraît, une faible taxe aux receveurs chinois. Nous leur offrîmes un peu d’eau-de-vie, et nous leur donnâmes quelques petits objets d’ornements. L’un d’eux parlait, outre sa langue naturelle, le russe, le chinois et le mandchou.

Ce jour-la nous fîmes 130 verstes[1], et le 1er juin, nous arrivâmes à l’endroit où se trouvait autrefois Albasin, le chef-lieu des établissements que les cosaques, premiers explorateurs du bassin de l’Amour, avaient fondé le long de ce fleuve. Attaqués dans ce poste, sous le règne de l’empereur Kam-hi, par une armée de près de cent mille Chinois, peut-être n’auraient-ils pas été débusqués de cette forteresse sans le concours que les jésuites missionnaires, qui résidaient alors à Pékin, prêtèrent aux assaillants. La chute d’Albasin mit un terme aux expéditions que ces hardis pionniers de la puissance russe faisaient sur cette grande route de l’océan oriental, et les remparts carrés de cette forteresse portent encore aujourd’hui les traces de ce combat. Cette petite poignée de héros, ramenée en Europe, fut conduite à la résidence de l’empereur qui, pour honorer leur courage, les institua les gardes du corps de sa race, honneur qui s’est transmis à leurs descendants, lesquels forment encore aujourd’hui une petite famille d’Albasinskis.

En amont des ruines, l’Emuri (Albasicha) se jette dans l’Amour sur la rive droite. Avant d’arriver au confluent, nous reconnûmes sur une île basse qui a deux verstes de longueur, les traces des batteries élevées par les Chinois-Mandchoux lorsqu’ils s’emparèrent d’Albasin. Ici aussi le caractère de la végétation change : sur les pentes sud des montagnes, le larix est remplacé par le chêne et par le bouleau noir, et à leur pied on voit l’ormeau et le noisetier avec une bordure de saules, de frênes et de rosiers sauvages. Cependant la végétation qui couvre le sol porte encore le cachet de la flore daourienne.

Les Manégriens, dont nous aperçûmes quelques hameaux dans cet endroit, nous regardèrent passer avec une parfaite indifférence, quoique bien certainement ils n’eussent jamais vu de bâtiment à vapeur remorquant une longue file d’embarcations. La musique que nous faisions à bord ne les dérangea seulement pas de leurs occupations.

Le 4 juillet, nous commençâmes à apercevoir dans l’Amour quelques îles couvertes de peupliers, de frênes et de saules. Le soir, à huit heures, nous stoppâmes sur la rive gauche ; nous étions devant un des plus jolis endroits que nous eussions encore rencontrés. Les rivières Toro et Augan entourent une riche vallée ouverte ; quelques Manégriens rôdaient sur leurs rives, où ils faisaient paître de jolis troupeaux de chevaux, parmi lesquels nous remarquâmes quelques bêtes blanches vrai-

  1. La verste est égale à 1067 mètres.