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Mandchourie centrale. L’immense vallée circulaire, qui s’ouvre derrière les collines de la rive, à une largeur de 185 verstes et sa profondeur est inconnue. Quand on voit, après la jonction des deux fleuves, l’Amour couler en une seule branche dans un nouvel étranglement de montagnes, on ne peut pas croire que ses eaux seules aient pu se frayer un passage dans ces gigantesques contre-forts de pierre et la pensée s’arrête sur les commotions et les cataclysmes qui lui ont creusé son lit actuel.

Le pays entre la Sungari et l’Usuri n’offre de remarquable que des rives d’un sable glaiseux couvert de saules, d’arbrisseaux, de groseilliers et d’acacias, et dans les vallées, de chênes pittoresques, d’ormeaux, d’érables, de peupliers et de frênes. Ce n’est qu’en approchant de l’embouchure de l’Usuri que les montagnes qui bordent la rive droite se rapprochent du fleuve, la rive gauche continuant à rester basse. Tout ce pays, quoique complétement inhabité maintenant, offre des deux côtés de larges espaces propres à la colonisation, à l’agriculture et à l’élève du bétail. Le paysage conserve ce caractère jusqu’au point où la chaîne de montagnes qui sépare le bassin de l’Usuri des côtes de l’Océan, repousse vers le Nord le cours de l’Amour.

Le 19 juin, un courant rapide sépara le bateau sur lequel j’étais du reste de l’expédition ; après avoir longé sous un violent orage, une île longue de 50 verstes au moins, je vins demander l’hospitalité dans un village de Goldiens. Quelques cadeaux m’y firent accueillir très-amicalement, et furent les précurseurs d’un commerce très-animé entre eux et nous. Ces bonnes gens troquèrent des peaux de martres zibelines et d’ours contre nos marchandises. Des peuplades de cette partie du fleuve, les Goldiens sont les plus occidentaux, les Manguntsiens viennent ensuite et s’étendent entre les Goldiens et les peuplades de la côte. Ces derniers, les Gilyaks, chassent les bêtes sauvages, surtout les ours, qu’ils gardent et engraissent dans des cages, ainsi que des voyageurs précédents l’avaient déjà affirmé.

Au cap Saint-Kirile, l’aspect du pays change complétement. Des montagnes couvertes de bois touffus s’élèvent tout à coup, les vallées qui viennent jusqu’au fleuve deviennent de plus en plus étroites, et enfin, le navigateur se trouve entre quatre chaînes de montagnes qui bordent les deux côtés du fleuve en courant parallèlement les unes aux autres. Les dernières sont les plus élevées et paraissent complétement déboisées.

Tout ce haut pays est particulièrement remarquable par la prodigieuse quantité de grandes et de petites rivières qui descendent des hauteurs environnantes et grossissent le fleuve des deux côtés. Quoique celui-ci soit profondément encaissé il renferme cependant une grande quantité d’îles couvertes d’arbrisseaux. Les vallées qui descendent jusqu’à la rive, quoique peu larges, contiennent d’excellentes prairies.

Toute cette contrée est habitée par des tribus de Manguntsiens, dont les villages sont petits, mais nombreux. Ces indigènes ressemblent assez aux Goldiens pour la manière de vivre, de se loger et de se vêtir. Ils tirent leur principale ressource de l’Amour, qui, en s’approchant de l’océan, devient de plus en plus riche en variétés de poissons de mer et de rivière.

Je n’en avais jamais vu autant de ma vie. Les truites saumonées et les carpes sautaient hors de l’eau de tous les côtés, au milieu de bancs mouvants d’esturgeons, d’husos et d’aloses, qui couvraient la surface du fleuve et faisaient bouillonner ses eaux avec un bruit étourdissant. L’Amour ressemblait à un vivier artificiel.

Les Manguntsiens qui vivent sur ses rives sont comme les Goldiens, des descendants des Toungouses. Ils ne se coiffent pas comme eux, mais ils portent leurs cheveux tressés en queue. Quant à leur costume et à leur logement, ils ont pris évidemment une grande partie des coutumes des Mandchoux. Leurs vêtements sont faits avec des étoffes chinoises, mais ils sont plus larges, et quelques-uns portent encore des vêtements de peaux de poisson, qu’ils tirent de deux espèces de saumons. Ces vêtements sont solides et durent longtemps. Ces peuples ne vivent que de poissons, et donnent à l’Amour le nom de Mambu.

Le 27 juin, nous atteignîmes Mariinsk auprès du lac Kisi qui communique avec l’Amour par deux larges canaux. Il est évident que ce bassin intérieur, entouré de montagnes, se remplit graduellement à l’époque des inondations de l’Amour, et que pendant la sécheresse, il rend au fleuve le trop-plein qu’il en a reçu. Le lac Kisi a environ 40 verstes de longueur ; sa largeur comme sa profondeur varie selon les saisons, mais à l’époque de notre passage l’une et l’autre étaient considérables. Il n’est séparé de la baie de Castries, dans le golfe de Tartarie, que par un isthme peu élevé, de 15 verstes de largeur. Ses bords sont habités par les Manguntsiens, qui sont principalement occupés à la chasse du gibier et des zibelines. Ces derniers animaux fourmillent dans les bois épais qui entourent le lac, mais leur pelage est d’une qualité peu recherchée.

En avant de Mariinsk, les deux rives de l’Amour sont couvertes par les nombreux et petits hameaux des Gilyaks, qui ont moins subi l’influence des Mandchoux que les tribus de l’intérieur. Ils sont adonnés au culte grossier du schamanisme. La coutume de venger le sang répandu existe parmi eux et l’infidélité de la femme est punie de mort.

Auprès d’un de leurs villages, tous disséminés au milieu des bois, s’élèvent des constructions d’un autre ordre et dont les voyageurs qui nous ont précédés ont beaucoup parlé. Ils sont situés sur le sommet d’un gros rocher qui domine à pic le courant du fleuve. Le premier de ces monuments, construit à deux pas du bord du rocher, n’a que quelques mètres d’élévation. Il se compose d’une base de granit, surmontée d’un cube irrégulier, un peu arrondi au sommet et en marbre gris d’un grain très-fin. Ce monument porte des inscriptions que l’archimandrite Aovakum explique ainsi : « Il y avait autrefois un temple dédié à Bouddha en cet endroit » ; sur la face la plus large on lisait cette inscription chinoise :