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vement sur les bords du fleuve, une dizaine de semblables travaux de fortification. Je serai, à ma connaissance, le premier voyageur qui aura parlé de ces ruines. Je suis porté à croire que ce sont les vestiges d’un camp que les Chinois auront abandonné en 1688, après la prise d’Albasin et la conclusion du traité de Nertschinsk. En poursuivant ma route, je rencontre, de distance en distance, des chasseurs manégriens. Ils semblent ne pas soupçonner les destinées futures de leur pays. L’un d’eux me demanda : « Pourquoi les Russes passent-ils si souvent par ici ? » La réponse à cette question naïve, les prochains événements politiques se chargeront de la faire, et elle ne se fera probablement pas longtemps attendre.

25. — Nous avions atteint, en quatre jours, la station russe de Kamara, sur la rive gauche de l’Amour, où nous changeâmes de chevaux. Kamara est un grand centre commercial. La foire, qui s’y tient au mois de novembre dans une grande plaine, attire chaque année 5000 marchands. Ce sont nos voisins les Daouriens, les Salons, les Manégriens. Par leurs fréquentes relations avec les Cosaques, ils ont déjà pris leurs mœurs et vivent en bonne harmonie avec eux. Les Daouriens et les Salons apportent sur le marché des céréales, et les Manégriens des pelleteries, du bétail et de la colle de poisson.

J’étais pressé d’arriver au terme de ma course hâtive ; pendant les dix jours que je mis à parcourir la distance qui sépare Kamara de Kutoman, je ne m’arrêtai que pour prendre quelques heures de repos. Le pays que j’ai traversé ne m’a pas laissé de souvenirs dignes d’être conservés, et les mœurs des habitants n’avaient, pour ma curiosité, rien de bien attrayant. C’étaient, ou les mœurs russes, avec lesquelles je suis familiarisé, ou ce que j’avais déjà vu depuis le dernier village mandchou. Seulement, à mesure que je m’avançais vers l’ouest, je remarquais combien les stations russes sur l’Amour sont encore espacées. Je suis plus que qui que ce soit en droit de le regretter, et les fatigues que j’ai endurées me font désirer vivement que le gouvernement russe se hâte de placer la route de Nicolaïevsk à Irkoutsk dans les conditions de confort et de sécurité que l’on s’attend à trouver sur une des grandes artères de l’empire. Ce résultat pourra être obtenu en deux ans si l’on pousse les travaux avec la même activité que pendant l’automne dernier.

Ces observations faites, il ne me reste plus pour terminer le récit de mon voyage, qu’à constater qu’après avoir changé de chevaux une seconde et dernière fois à Kutoman, j’arrivai trois jours plus tard à Ust-Strelka. J’avais franchi 3000 verstes, ou 800 lieues de France, en trois mois. Si ce temps paraît long pour la distance parcourue, je rappellerai les difficultés de la route et les stations prolongées, par suite de l’intempérie des saisons, de la rareté des vivres et du mauvais vouloir des Mandchoux.


Les quatre années qui se sont écoulées depuis le voyage de M. Pargachefski ont suffi pour accomplir, et au delà, les vœux qui terminent sa relation.

Depuis lors ce que nos voisins d’outre-Manche appellent le flot du Nord (the wave from the north), n’a cessé de monter et de s’étendre. Il y a peu de mois il vient d’envahir et de couvrir l’ile de Saghalien tout entière ; et la manière dont s’est opérée cette nouvelle acquisition de l’empire russe vaut la peine d’être rappelée ici. Le général Mouravieff, gouverneur général de la Sibérie orientale, étant venu à Yédo, avec une escadre, pour ratifier quelque traité de commerce ou de frontières, un homme de sa suite fut assassiné dans un des faubourgs de cette capitale. Un général diplomate, appuyé par six ou sept vaisseaux de guerre, n’était pas homme à essuyer un tel outrage sans le porter sur son compte de négociations, au débet du gouvernement japonais ; et par suite celui-ci céda, comme balance ou indemnité, la partie méridionale de l’île Saghalien, dont la Russie s’était déjà fait donner par la Chine la moitié septentrionale. Ici elle avait trouvé des tribus gilyaks, toutes disposées, comme celles du continent voisin, à accepter son joug. Plus au sud, elle a rencontré les Aynos, anciens aborigènes des grandes îles de Nyphon et de Jesso, d’où ils ont été expulsés par les Japonais. La haine séculaire qu’ils portent à leurs anciens maîtres fera de ces sauvages d’utiles éclaireurs des avant-postes russes sur les frontières du Japon.

La possession de l’île Saghalien complète parfaitement les territoires de l’Amour. Prolongeant au sud la ligne formée par le Kamtschatka et les îles Kouriles, commandant à l’est l’embouchure du grand fleuve ; couvrant, comme une digue, de plus de 600 milles géographiques de longueur, les côtes de la Mandchourie contre les lames et les orages du grand Océan, elle est aussi utile, aussi indispensable aux établissements créés, ou médités par la Russie dans ces parages, que l’île de Wight l’est à l’Angleterre. Parallèlement à elle, ces rivages du continent asiatique, que notre Lapeyrouse explora le premier et qu’il baptisa d’appellations françaises, voient leurs ports se peupler de colons russes, se garnir de vaisseaux, de retranchements et de batteries russes. Dans la baie de Castries, l’établissement militaire et maritime d’Alexandrovsk commande le plus bel ancrage du monde et communique déjà, par deux bonnes routes, en attendant deux voies ferrées, d’un côté avec Nicolaïewsk, de l’autre avec le lac de Kisi. À 280 kilomètres plus au sud, la cité de Konstantinovsk s’élève au fond du Port-Impérial, et ces importantes créations, dont les noms seuls sont significatifs, doivent être suivies de beaucoup d’autres qui étendront la colonisation russe jusqu’au 43° degré de latitude, parallèle qui marque aujourd’hui, avec ou sans le consentement de la Chine, l’extrémité méridionale des frontières maritimes de l’empire des tsars.

À l’heure où nous écrivons des centaines d’officiers, appartenant à la marine impériale, à l’artillerie et au génie, ont été expédiés des ports de la mer Noire vers ces parages lointains. Un pouvoir, que rien n’arrête ou ne contrôle, pousse incessamment dans la même direction des milliers de colons des confins européens et des mil-