la ville. Des femmes tatares viennent, les visages voilés, puiser de l’eau qu’elles emportent sur leur dos ou sur leurs épaules, dans des amphores d’une forme charmante. Ce n’a pas été sans peine que notre interprète et notre jeune officier russe ont obtenu des chevaux. Nous repartons au milieu de gorges étroites, à travers des lits de torrents ; à la nuit sombre, nous nous abritons dans un taudis qui sert de poste aux soldats et de demeure habituelle à tous les insectes de la création.
Nous arrivons à Choura ; quatre verstes avant cette ville, nous avons passé à côté d’un rocher gigantesque au sommet duquel le Chamkal-Tarkovsky a établi son domicile. Son Aoul est en bas ; l’ensemble offre un aspect très-pittoresque.
Choura ou, pour être plus complet, Temirkhan-Choura, est le quartier général de l’armée russe dans le Daguestan ; c’est une ville russe toute moderne, qui n’a de curieux que sa situation au milieu des montagnes. Depuis deux jours, il y est tombé plus d’un mètre de neige. En descendant de Choura, nos voitures et nos chevaux glissent rapidement sur les pentes du Caucase, vers la pointe de l’Apcheron ; trois heures après avoir quitté la ville, nous retrouvons l’été avec sa végétation et une chaleur étouffante.
Nous traversons la station d’Helly, où toute la population est en grande rumeur. Les Tatares de la montagne sont venus pendant la nuit et ont enlevé des troupeaux ; ce matin, les Tatares d’Helly et les soldats des postes sont partis à la poursuite des voleurs ; on a entendu des coups de feu, mais on n’a pas encore de nouvelles. Comme l’engagement aura lieu sur le chemin que nous devons suivre, nous partons rapidement ; notre escorte brûle d’arriver à temps pour prendre part à la fête.
Il est trop tard : après une heure de marche, nous rencontrons les combattants de l’Aoul ; ils ont repris les troupeaux et tué quinze hommes, dont ils rapportent les armes et les dépouilles. Un d’eux s’offre à nous faire voir le champ de bataille, ce que nous acceptons immédiatement. Nous gravissons une colline, et, arrivés à son sommet, nous descendons dans un ravin ou sont couchés à terre les quinze hommes inanimés, nus ou à peu près, et couverts de blessures. On s’est battu à l’arme blanche ; les coups de feu que nous avions entendus, tirés de loin avant la rencontre, n’avaient point porté.
Nous nous hâtons de céder la place à une vingtaine d’oiseaux de proie qui décrivent de grands cercles au-dessus de nos têtes ; puis, après avoir acheté quelques-unes des armes prises aux vaincus, nous recommençons à descendre les rampes du Caucase. Enfin, à un détour, nous découvrons subitement la mer !… la mer Caspienne[1] !
La voici devant nous, cette mer mystérieuse qui absorbe tant de grands fleuves : l’Embla, l’Oural, le Volga, la Kouma, le Térek, le Kour, etc., et dont le niveau n’augmente jamais[2] !
Tout en regardant la mer à notre gauche, nous montons et descendons tour à tour des collines que le souvenir des hautes montagnes d’où nous sortons rapetisse encore.
Vers la fin du troisième jour, nous rencontrons un cimetière tatare ; peu après, derrière un dernier pli de terrain, apparaît Derbent !
Derbent s’offre à nous sous la forme d’une immense muraille crénelée, montant de la mer au sommet de la montagne. Nous arrivons à une très-belle porte persane flanquée de deux tours énormes : à la droite, est une fontaine entourée de grands platanes ; des femmes voilées causent à leur ombre ; des cavaliers entrent et sortent. Le paysage est tranquille ; cette scène à une grandeur qui rappelle, les compositions bibliques.
Une cabane que Pierre le Grand avait habitée, en 1722, à Derbent, sur le bord de la mer, est pieusement conservée par les Russes qui, en 1848, l’ont, entourée et décorée de pilastres, de chaînes et de canons. On lit sur la porte cette inscription :
Ce qui signifie : Premier repos du grand Pierre.
À l’intérieur, la ville de Derbent est toute orientale ; le costume persan y domine. Le mouvement de la population
- ↑ Le premier explorateur moderne de la mer Caspienne fut un Anglais, Antoine Jenkinson. Il s’embarqua le 6 août 1558 à Astrakhan et alla visiter les côtes de la Turcomanie. Un autre Anglais, Christope Burrough, longea les côtes occidentales en 1580.
Hérodote savait que la mer Caspienne était isolée (liv. Ier, §§ 202-204). Aristote énonce le même fait. « Le lac situé sous le Caucase, dit-il, et que ceux du pays appellent mer, est remarquable. Car, comme plusieurs grands fleuves y déversent leurs eaux et qu’il n’a point d’issue apparente, il va se jeter par une voie souterraine chez les Caraxes, dans un endroit du pont (Euxin) appelé Βαθεα (Bathea) (les profondeurs). En cet endroit, la mer est d’une profondeur immense » (Météorologiques). Toutefois, on lit dans les historiens d’Alexandre que ce disciple d’Aristote, au retour de la conquête de l’Inde, avait envoyé des ingénieurs pour examiner si la mer Caspienne ou Hyrcanienne était en communication avec le Pont-Euxin, ou si, de même que le golfe Persique, elle n’était qu’un épanchement de l’océan Indien ; Strabon, Pomponius Méla, et Pline croient que la mer Caspienne n’est qu’un golfe de l’océan Boréal. Arrien et Quinte-Curce supposent qu’elle est en communication avec le Pont-Euxin. Ptolémée revient à la vérité proclamée par Hérodote ; il dit en termes précis : « La mer Hyrcanienne, qu’on a aussi appelée mer Caspienne, est entourée de tous les côtés par la terre, et ressemble à une île, par rapport au continent. » On n’en continua pas moins à croire généralement que la mer Caspienne était un golfe de l’océan ; les géographes arabes Edrisi et Ebn-al-Ouardi ne partagent pas cette erreur. Rubrequis et Marco Polo publient aussi que la mer Caspienne est sans communication avec l’océan.
- ↑ Ce phénomène avait causé aux anciens géographes la même surprise qu’à M. Moynet. C’est pourquoi l’on avait supposé qu’il devait exister au fond de cette mer un gouffre par lequel le trop plein des eaux s’en allait rejoindre un autre bassin (voyez la note précédente), soit le Pont-Euxin, soit le golfe Persique où l’on prétendait même trouver des débris de plantes qui venaient nécessairement des bords de la mer Caspienne. On a cru aux gouffres jusqu’à la fin du dix-septième siècle. C’est au commencement du siècle suivant que le capitaine Jean Perry, ingénieur de Pierre le Grand, démontra scientifiquement 1o qu’aucune communication souterraine n’existe entre la mer Caspienne et une autre mer ; 2o que l’évaporation suffit pour expliquer comment le déversement de tant de fleuves ne modifie pas le niveau de la mer Caspienne.